Les œuvres d‘art et le temps 2/2

05 sep. 2024
Les œuvres d‘art et le temps 2/2

Couverture d’un enregistrement récent (2022) d’une œuvre composée par Vincenzo et Michelangelo Galilei Musiche per liuto, Christian Zimmermann (luth), Tactus/Naxos)
Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Le fait que les œuvres d’art possèdent une agentivité transculturelle ne signifie pas qu’elles sont « éternelles », mais uniquement qu’elles possèdent en elles la virtualité de pouvoir continuer à être agissantes au-delà de l’époque dont elles constituent une « expression ». Car, comme toutes les choses humaines, les œuvres d’art peuvent être détruites, et cela arrive souvent. Mais il faut remarquer que, dans leur cas, la destruction n’est jamais un processus interne, « naturel », mais toujours un accident externe. En cela, les biens artistiques, comme tous les biens dits « spirituels », se distinguent des biens matériels. Dans le cas de ces derniers, la destruction est la conséquence nécessaire de leur utilisation ou usage : soit ils sont détruits directement, ce qui est le cas de tous les biens pouvant être « consommés » (comme la nourriture, mais aussi l’argent), soit ils sont détruits à long terme en s’usant peu à peu à travers leur utilisation au fil du temps (tel un outil ou un moteur, etc.). Dans le cas des œuvres d’art, l’usage que nous en faisons non seulement n’aboutit pas à leur destruction, mais est au contraire le garant de leur vie, de leur maintien dans l’être. Le regard que je porte sur une sculpture ne lui enlève rien, au contraire, il la revivifie. De même, le fait que la Joconde soit vue chaque année par plus de 7 millions de personnes n’entame pas son intégrité : ces innombrables regards ne lui enlèvent pas la moindre molécule de pigment ni aucune de ses qualités expressives. Ou, pour revenir à Homère, les millions de lectures de ses épopées au fil des siècles ne les ont en rien abîmées, mais leur ont insufflé sans cesse de nouvelles vies.

Cela tient évidemment à la façon dont nous nous rapportons aux œuvres d’art : elles sont vues, écoutées, lues, donc deviennent l’objet d’une expérience d’attention. Tout comme le fait que je ne cesse de porter des regards intenses sur le visage de la femme ou de l’homme que j’aime ne porte pas atteinte à l’intégrité de son visage, de même le fait de contempler une peinture, d’écouter une pièce de musique, de lire un poème, etc., ne porte aucune atteinte à leur intégrité ni ne les affaiblit.

Cette caractéristique en elle-même n’est certes pas propre à notre relation aux œuvres d’art : elle vaut pour toute interaction purement attentionnelle avec n’importe quelle réalité. Aussi est-il nécessaire d’affiner la réflexion. Pour le faire, il peut être utile de confronter le destin historique des œuvres d’art à celui des œuvres (et découvertes) scientifiques. Une œuvre scientifique (un théorème, la formulation d’une loi physique, l’invention d’un dispositif technique, etc.) fait elle aussi l’objet d’un « usage » purement attentionnel, et l’accumulation de ces usages n’entame pas son existence. Cependant, à part les spécialistes d’histoire des sciences, nous ne revisitons guère les textes scientifiques du passé comme nous revisitons les œuvres d’art du passé. C’est que dans l’histoire des sciences, le nouveau prend la place de l’ancien, soit l’intègre.

Un seul exemple suffira pour le montrer. Galileo Galilei est sans le moindre doute un des savants les plus importants toutes époques confondues. Il se trouve qu’il était le fils de Vincenzo Galilei et le frère de Michelangelo Galilei, tous les deux musiciens de qualité, mais dont l’importance dans l’histoire de la musique ne saurait se mesurer à celle de Galileo dans celle des sciences. Pourtant, de nos jours, les œuvres du père et du frère continuent à être jouées et enregistrées, alors que, si on met à part les historiens et philosophes des sciences, on ne lit plus guère les grands traités scientifiques du physicien.

Des nombreux ouvrages de Galilée, seuls le Sidereus nuncius (1610) et le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo(1632) sont encore couramment réédités et lus aujourd’hui. C’est que dans les deux cas, il ne s’agit pas de démonstrations scientifiques, mais de textes s’adressant à un public général et dont le but est de défendre les positions de Galilée (incompatibles avec la Doctrine de l’Église Romaine).

Couverture d’un enregistrement récent (2022) d’une œuvre composée par Vincenzo et Michelangelo Galilei Musiche per liuto, Christian Zimmermann (luth), Tactus/Naxos)
la page de couverture des Discorsi e Dimostrazioni Matematiche Intorno a Due Nuove Scienze de Galileo Galilei (Domaine Public : Wikimedia Commons). 

On peut exprimer la différence autrement : le développement des savoirs est cumulatif, mais ce n’est pas le cas du développement des arts. Nos romans actuels n’ont pas rendu « dépassés » l’Iliade ou l’Odyssée, les installations de l’art contemporain le plus avancé ne remplacent pas les mosaïques byzantines, etc. Les artistes adoptent d’ailleurs eux-mêmes souvent une telle attitude a- ou anachronique sur le passé. La sculpture moderne du début du XXe siècle a trouvé ainsi son inspiration directe dans la statuaire des Cyclades et dans les masques africains, sautant par-dessus les siècles et les continents. Dans les deux situations, celle de l’expérience des œuvres et celle de leur création, le passé peut ainsi à tout moment entrer dans le présent et donc devenir contemporain. 

À quoi tient cette capacité des œuvres d’art à être réactivées dans des constellations sociales et historiques qui n’ont apparemment plus rien à voir avec la situation du monde dans lequel elles ont été créées, alors même que leur identité native était totalement immergée dans ce monde ? Le philosophe Hans Georg Gadamer a répondu à cette question en disant que ce qui fait qu’une chose est une œuvre d’art est sa capacité à « tenir par elle-même », au sens où elle n’a pas besoin d’être référée à son contexte d’origine pour dispenser une signification. Mais qu’est-ce qui fait qu’elle a cette capacité ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. Mais on peut au moins esquisser un début de réponse. Une caractéristique remarquable des mondes imaginaires auxquels les œuvres d’art nous donnent accès réside dans l’étonnante constance transhistorique (et transculturelle) des motifs, des thèmes, des situations existentielles, des émotions et des valeurs qu’elles expriment ou mettent en œuvre : la naissance, la vie et la mort, l’espoir et le désespoir, l’émerveillement et la déception, l’exaltation de l’élan vital et la procrastination de la dépression, l’amour et la haine, le sacrifice pour autrui et le souci de soi, le bien et le mal, et quelques autres. Toutes les constellations énumérées font partie des constellations existentielles de base dans lesquelles nous sommes tous « jetés » (« geworfen », pour reprendre un terme de Heidegger) en tant qu’humains dès notre naissance et jusqu’à notre mort, quelle que soit la diversité des mondes historiques et culturels que nous habitions. A travers la diversité de leurs formes et modes de présentation au fil de l’histoire et des cultures, les œuvres d’art traitent toujours de telles constellations, c’est-à-dire de ce qui est le lot commun des humains, et ils en traitent d’une manière qui fait appel à l’expérience la plus concrète et la plus profonde de celui qui s’expose à elles. Elles font coïncider l’individualité, voire la singularité la plus extrême, de nos expériences personnelles avec l’universalité de la condition humaine.

Ainsi le paradoxe s’éclaire quelque peu : par sa nature même, l’art s’adresse toujours à la fois à ce qui dans l’homme relève de ce qu’il y a de plus singulier - et donc est toujours d’un temps spécifique - et à ce qui en lui relève de ce qu’il y a de plus universel - et donc est « de tout temps ». De plus universel, parce qu’à travers la multiplicité des formes selon lesquelles se déclinent les existences humaines, c’est une même constellation universelle partagée qui se manifeste en chacune. De plus, singulier, parce que les constellations existentielles fondamentales échappent à toute conceptualisation abstraite : elles ne peuvent qu’être éprouvées et donc doivent être incarnées concrètement. C’est cette incarnation qu’opèrent les œuvres d’art. Leur puissance réside dans cette dialectique qu’elles tissent entre l’autre et le même, entre le passé et le présent, entre le temps et le hors-temps.