Léa Tirabasso : Création et Réflexion

03 sep. 2024
Léa Tirabasso : Création et Réflexion

©Leìa Junet
Article en Français
Auteur: Loïc Millot
Photo : © Leìa Junet

Après une période de résidence en 2021 pour achever la réalisation de Starving Dingoes, la danseuse et chorégraphe Léa Tirabasso revient avec The Kingdom et The Chain. Cette dernière pièce, réalisée avec l’équipe des jeunes danseurs et danseuses de la Junior Company CND Luxembourg, sera dévoilée aujourd'hui mardi 3 septembre dans le cadre du « 3 du Trois » du Trois C-L (19h).

La dernière fois que nous nous étions rencontrés, en octobre 2021, vous veniez de présenter The Ephemeral Life of an Octopus et vous alliez entrer en résidence afin de finaliser Starving Dingoes, en 2021. Comment allez-vous depuis et quel cheminement avez-vous poursuivi entre temps ?

Je vais bien ! Merci. J’ai continué de creuser ma pratique artistique, de la vivre physiquement, instinctivement, et de la penser, de la réfléchir, de l’intellectualiser. Créer Starving Dingoes en 2021 a été un moment incroyable, une communion géniale avec mes collaborateurs. J’ai adoré voir la pièce naitre, puis la tourner. J’ai ensuite beaucoup enseigné — stages et masterclass notamment — et accompagné plusieurs chorégraphes en tant que mentor. Récemment, j’ai créé The Kingdom pour la compagnie tanzmainz et The Chain pour le CND de Luxembourg. Donc, depuis 2021, je me sens un peu plus légitime, un peu plus confiante et tout aussi curieuse. J’aime toujours autant ne pas savoir comment une démarche créative va se concrétiser, mais je le revendique dorénavant sans rougir. C’est presque devenu un activisme créatif.

 Avant d’aborder The Chain, pouvez-vous revenir brièvement sur The Kingdom qui en assure la transition…

The Kingdom était une fenêtre sur une société un peu étrange, entre fantastique et grotesque, une société qui ne savait ni qui suivre ni quoi diriger. Un monde sans roi et sans reine, un monde où tout le monde était monarque, mais de quoi ? Le travail était montré en plein air, devant le théâtre de Mainz, ce qui a été extraordinaire pour inciter les gens qui ne sont pas familiers avec la danse contemporaine, à s'y frotter. J’ai eu de très beaux retours de personnes qui se trouvaient sur la place par hasard un soir, et qui sont restées finalement toute la durée du spectacle. Une personne m’a dit qu’en rentrant, la pièce avait été le sujet de discussion de la soirée. J’ai adoré que le travail pénètre leur quotidien par surprise.

Pouvez-vous nous dire comment s’est passée votre collaboration avec la Junior Company CND Luxembourg pour la création de The Chain, qui passera au Trois CL le 3 septembre prochain ?

AWA, représentée par Baptiste Hilbert et Catarina Barbosa, organise la Plate-Forme AWA As We Are tous les deux ans à Luxembourg ; elle propose des stages, des masterclasses, des pièces à découvrir, et commande une pièce à un artiste local en collaboration avec le CND Luxembourg. Cette année, j’ai eu l’honneur qu’ils m’offrent la commande !

J’ai donc travaillé avec les jeunes artistes de la Compagnie sur la création et l’interprétation de The Chain pendant deux semaines en février dernier.

© Pedro Barbosa

Concrètement, comment avez-vous structuré un cadre de travail, comment vous y prenez-vous pour mettre à l'aise les danseurs.ses durant ces deux semaines de collaboration ? 
La première semaine, les danseurs suivaient la masterclass de 2 heures que je donnais le matin, puis il nous restait quelques heures pour créer l’après-midi. La masterclass a été l’opportunité de travailler la physicalité pour The Chain. Ces premiers jours étaient plutôt centrés sur l’exploration, le test. Nous avons improvisé, essayé des scènes etc. La deuxième semaine était plus centrée sur la création, l’écriture de la structure chorégraphique et dramaturgique. Elle était une suite de répétitions de comptes, de mouvements, de sections. Pour mettre à l’aise les danseurs, nous jouons beaucoup. Je joue moi aussi, je me mets en scène avec eux dans des situations grotesques, j’ouvre le chemin. Je m’amuse sincèrement, et j’espère que cela les autorise eux-aussi à s’amuser, à ne pas se prendre tellement au sérieux.

© Pedro Barbosa

Pouvez-vous évoquer les différentes étapes du processus de création de cette pièce ?

Ce que j’aime dans le travail de création, c’est de voir un artiste se dévoiler, littéralement ; oser lever le voile pour qu’ensemble nous allions vers le bizarre, le drôle, le saugrenu. Nous travaillons sur des états de corps qui nécessitent un lâcher prise évident, mais difficile à trouver. La première étape pour chaque projet est donc systématiquement de créer un environnement de confiance pour pouvoir, en sécurité et sans jugement, jouer physiquement, vocalement, théâtralement et « chorégraphiquement ». Ensuite, pour The Chain, il nous a fallu trouver un même langage physique, une même manière de bouger, afin d’harmoniser le monde que nous allions créer. Et puis il s’agissait aussi pour moi de mettre en avant chacun de ces danseurs. Enfin, il a fallu être efficace et produire un travail abouti en 2 semaines ! J’ai voulu leur offrir une expérience, un exercice, à la fois dans la manière de créer le travail et dans la manière de l’interpréter.

Que vous a apporté cette collaboration avec des danseurs.ses issues d’une autre génération que la vôtre ?

Cette collaboration m’a nourrie et m’a donné beaucoup d’énergie. Voir les danseurs si travailleurs, rigoureux, investis, passionnés, volontaires et surtout talentueux a été ultra inspirant !
J’aime travailler avec les générations plus jeunes, ils me rappellent pourquoi et comment j’ai commencé la danse. Et puis, ils sont les danseurs de demain, nous nous devons de prendre soin d’eux, de les encourager, de les soutenir, de les aider à évoluer en tant qu’artistes. Nous devons croire en eux. J’ajouterai que le milieu de la danse lui-même évolue, les professeurs de danse ou les chorégraphes qui hurlent sur les élèves ou danseurs et qui les rabaissent : c’est dépassé, old-school, et surtout inacceptable aujourd’hui. La bienveillance, la tolérance, le soin porté à nos santés mentales sont actuellement au cœur de nos pratiques — ou en tout cas, elles s’y insèrent de plus en plus. Donc, pour ma part, de l’autre côté du studio, il m’était essentiel de porter ces valeurs-là très haut. Je le répète, nous devons prendre soin d’eux, nous devons croire en eux. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, de transpirer !

The Chain semble prendre la forme d’une quête existentielle, avec son lot de contradictions et d’injonctions paradoxales autour de la réussite, du bonheur. Comment cette pièce s’inscrit-elle dans les problématiques que vous creusez depuis plusieurs années ?

Elle revendique, je crois, l’importance de l’être ensemble. Elle observe encore, mais différemment, cet étrange groupe d’animaux dont nous faisons partie. Physiquement et chorégraphiquement, elle reprend des explorations qui me sont chères et fondatrices comme le travail animal, la répétition, la fatigue physique et ce qu’elle apporte à l’interprète, au public, à la pièce.
Je considère chaque pièce comme étant la continuité d’une recherche plus large, qui s’étend sur plusieurs années, et qui a le même thème : la bizarrerie de nos êtres.

© Pedro Barbosa

Vous avez pour habitude de collaborer avec des scientifiques. Est-ce aussi le cas pour The Chain ?

Non ! Je sors de cette période ! Ces collaborations étaient très liées à mon expérience personnelle et je pense que, 8 ans plus tard, je laisse la place à autre chose. Je reste cependant proche de certains concepts scientifiques.

Parlez-nous de vos prochains projets, s’il vous plaît, des thèmes qui y seront développés.
Pour ma prochaine pièce, In the bushes, j’explore la notion d’ « exceptionnalisme humain ». En quoi, nous, humains, serions-nous différents ou supérieurs aux autres animaux ? Le livre The Accidental Speciesde Henry Lee, est un livre que j’ai dévoré à ce sujet. Pour In the bushes, je me jette à (six) corps perdu(s) dans la notion d’incohérence. Avec humour, une naïveté touchante et décalée, nous créons un monde plein de saynètes grotesques… Un peu comme si vous poussiez les branches d’un buisson et découvriez derrière, une société secrète qui n’avait « ni dieu ni maître ». J’aime beaucoup ce qu’écrit David Bowie dans Life on Mars « look at those cavemen go ». Je crois que cela décrit bien l’intention de cette pièce. Celle-ci se jouera au Grand Théâtre les 22 et 23 Novembre 2024. Hors Luxembourg, elle se jouera le 20 Novembre 2024 à KLAP, Maison pour la danse, Marseille, et les 7 et 8 Mars 2025 à The Place, Londres.