Comment montrer l’art? 1/2

13 aoû. 2024
Comment montrer l’art? 1/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Voir une peinture, un dessin ou une sculpture est pour la plupart d’entre nous indissociable d’un lieu particulier, le musée. Il n’en fut pas toujours ainsi, puisque les premiers musées ne datent que de la deuxième moitié du dix-huitième siècle. Et même aujourd’hui, certains férus de peinture et plus généralement d’art visuel préfèrent découvrir les œuvres dans le cadre plus intime des galeries (commerciales).

La fonction de conservation des musées d’art ainsi que leur rôle dans les politiques d’identité culturelle depuis l’époque de leur naissance ont abouti à une augmentation progressive, parfois exponentielle, des œuvres conservées. Ceci s’est traduit aussi par une pression « spontanée » en faveur d’une augmentation progressive du nombre d’œuvres exposées.  D’où un défi : comment permettre au musée de remplir la fonction centrale qu’il se donne, qui est de faciliter l’accès du public à une expérience gratifiante et enrichissante de l’art, et de contribuer ainsi à « l’éducation esthétique » de l’humanité, dans laquelle Schiller déjà avait vu l’instrument essentiel de l’humanisation des hommes.

Le défi est simple à formuler : comment, étant donné la très grande quantité d’œuvres exposées, faire pour que le spectateur puisse s’orienter et choisir. Le défi vaut surtout pour les méga-musées des grandes puissances politiques passées et/ou présentes : le  British Museum possède ainsi plus de 7 millions d’objets, dont 50.000 sont exposés ; le Musée de l’Ermitage conserve plus de 16000 tableaux, ce qui en fait le plus grand musée de peinture du monde ; le Musée National de Chine à Pékin est à la fois un musée d’art et un musée d’histoire, et ses collections, qui vont de la préhistoire jusqu’à la fin du régime impérial , dépassent un million d’objets ; le MET à New York possède 2 millions d’objets dont 250.000 ( !) sont exposés en permanence ; le Louvre, conserve autour de 550.000 objets  et en expose autour de 36.000 ;  les Musées du Vatican quant à eux, possèdent plus de 70.000 peintures et sculptures, dont 20.000 sont exposées.

Les Bronzes du Bénin au British Museum
une partie des réserves d’objets africains du British Museum

Ce sont actuellement ces méga-musées qui drainent le plus de visiteurs. Le Louvre est en tête avec plus de 10.000.000 visiteurs par an, suivi du Musée National de Chine, du British Museum, du MET et des Musées du Vatican. Or, il se trouve que le motif principal du plus grand nombre de ces visiteurs n’est pas tant de contempler des œuvres que de « visiter » le musée selon le principe de base de l’industrie touristique qui est que ce qui compte est de pouvoir dire : « J’y étais ». L’expérience qu’on recherche n’est donc plus celle des œuvres, mais celle du musée comme marque (brand). Cette marque est généralement incarnée par une œuvre iconique - La Joconde au Louvre, le Plafond de la Chapelle Sixtine dans les Musées du Vatican. Aussi est-ce vers ces œuvres que les foules, souvent guidées par des flèches, convergent, non tant pour les « voir » (ce qui est pratiquement impossible étant donné l’affluence), mais pour les photographier ou se prendre en selfie devant elles.

Ces foules - et ils forment aujourd’hui la grande majorité des pèlerins qui débarquent dans ces temples de l’art que voulaient être les musées à leur naissance – font que le premier problème de tous les grands musées actuels est celui de la gestion des flux. En effet, les salles où sont exposées les œuvres n’ayant pas le statut des icônes qui sont recherchées par les pèlerins ont tendance à devenir de simples zones de transit. Les musées réagissent diversement à ce problème. Il y en a qui s’en accommodent, quitte à rendre quasiment impossible l’accès à certaines œuvres. D’autres (suivant l’exemple des temples du luxe) instaurent des jauges, d’autres enfin tentent de prendre le taureau par les cornes en essayant de profiter des aspects positifs du phénomène en termes de revenus potentiels tout en tentant de minimiser ses désagréments. Le Louvre est sans doute le musée qui a poussé le plus loin cette dernière stratégie. Il a intégré à l’espace même du musée tout un ensemble d’aménagements commerciaux, susceptibles de « fixer » une partie des visiteurs qui viennent essentiellement pour l’effet du « J’y ai été ». Et il envisage même de « sortir » La Joconde – qui est « vue » ( ?) quotidiennement par plus de 20.000 visiteurs… - de la salle où elle est exposée actuellement (parmi d’autres tableaux) et de lui dédier une salle spéciale.

Le Carrousel, espace commercial intégré au Musée du Louvre, Paris

Quant aux visiteurs qui viennent réellement pour voir les œuvres, ils se trouvent face à d’autres problèmes. Le premier est celui de trouver ce qu’ils cherchent dans la profusion de ce que les méga-musées leur proposent. Certes, ceux-ci sont organisés en sous-sections (selon les arts, les siècles, les genres, les Écoles, les aires géographiques ou nationales, etc.), mais même dans ce cas, le nombre potentiel d’œuvres qui s’offrent pour être contemplées reste trop grand. Ainsi, au Louvre, l’aile Sully, consacrée aux arts français entre 1650 et 1850, s’étend sur plusieurs dizaines de salles, auxquelles il faut ajouter deux salles dans l’aile Denon.

En fait, celui qui s’intéresse réellement à la peinture ou à la sculpture va en général au Musée parce qu’il veut voir des œuvres d’un artiste ou de plusieurs artistes spécifiques. Il a donc déjà fait un choix personnel en amont qui lui permet de se concentrer sur un nombre d’œuvres relativement précis et restreint. Le musée ne peut évidemment pas organiser les objets individuels selon de tels critères forcément idiosyncrasiques. Cela signifie que c’est le visiteur lui-même qui doit faire des repérages en amont. Grâce à la numérisation des collections muséales, rien ne s’oppose en principe à la mise au point d’outils permettant aux spectateurs de construire à l’avance leur parcours, y compris par une cartographie des déplacements optimaux pour passer d’une œuvre à l’autre, puisque selon le critère retenu par le spectateur, ces œuvres peuvent parfois être fort éloignées l’une de l’autre. Malheureusement, sauf ignorance de ma part, à ce jour, il n'existe guère de sites web de musées offrant de tels outils aux spectateurs.

Le moyen le plus important dont disposent et dont se servent les musées pour permettre aux spectateurs de vivre des expériences gratifiantes et enrichissantes des œuvres d’art sont les expositions temporaires. Je mets de côté les méga-expositions qui reproduisent à bien des égards les contradictions des méga-musées : elles se présentent comme des expositions « qu’il faut voir » et se composent souvent d’un très grand nombre d’objets exposés, ce qui rend très difficile une expérience satisfaisante des œuvres. Ces méga- expositions deviennent ainsi le lieu d’une contradiction performative entre l’expérience qu’elles promettent et les conditions réelles de l’accès aux œuvres qui contrecarrent cette promesse.

Les musées de dimensions plus humaines ont la possibilité d’organiser leurs accrochages « permanents » selon les principes des expositions temporaires, donc en les structurant selon un enjeu global. Cependant, cela les force à changer à des intervalles plus ou moins réguliers leurs accrochages, puisque tout accrochage fortement structuré est unilatéral : en mettant en avant certains aspects des œuvres, il en occulte d’autres. C’est un phénomène qu’on observe en particulier dans les collections muséales d’art moderne et contemporain dont les accrochages « permanents » le sont en fait rarement, tout simplement parce que l’art de ces époques est proche de nous, et donc fait l’objet de nombreuses réévaluations (ainsi le MNAM du Centre Pompidou a proposé un nouvel accrochage de ses collections modernes en 2013, puis un autre en 2017).