Comment montrer l’art? 2/2

14 aoû. 2024
Comment montrer l’art? 2/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

L’avantage des expositions de petites dimensions (qu’elles soient temporaires ou qu’il s’agisse d’accrochages « permanents ») est qu’elles permettent aux commissaires de concevoir un véritable parcours structuré qui, si le spectateur réussit à en assimiler l’enjeu, est susceptible de transformer sa visite en une expérience à la fois profonde et fortement individualisée. Par ailleurs, à différents endroits du parcours, les commissaires peuvent mettre à sa disposition des informations contextuelles ou des connaissances d’arrière-plan susceptibles d’enrichir son expérience en informant et en affinant son regard. 

On peut certes supposer qu’un amateur qui s’intéresse réellement à une exposition donnée aura déjà acquis avant sa visite un certain nombre de connaissances concernant la thématique, les artistes et une partie des œuvres exposées. Mais les connaissances abstraites qu’on peut acquérir en amont de la visite d’une exposition, qu’elles concernent les œuvres et les artistes exposés, ou le contexte artistique, culturel et historique plus vaste, ne sont pertinentes que dans la mesure où elles irriguent notre attention lorsque nous nous trouvons face aux œuvres. D’où le caractère irremplaçable des informations et éclaircissements fournis aux visiteurs dans l’espace même de l’exposition. Mais comment assurer au mieux le caractère fructueux de ces informations au niveau de l’expérience des œuvres par les visiteurs ? En particulier, comment éviter que les panneaux explicatifs, au lieu de renforcer l’attention portée aux œuvres, ne la parasitent, voire prennent sa place, transformant ces dernières en de simples « illustrations ?

Deux grandes expositions parisiennes de ce printemps, Paris 1874. Inventer l'impressionnisme, organisée par le Musée d’Orsay,  et  Brancusi, organisé par le Centre Pompidou, sont intéressantes du point de vue de cette question. Les deux expositions sont très réussies et sont de grands succès critiques et publics. Pourtant, elles sont le résultat de choix différents en ce qui concerne la façon dont elles organisent la relation entre les informations et éclaircissements qu’elles fournissent et les œuvres exposées, c’est-à-dire dans la manière dont elles conçoivent l’interaction entre ces informations para-iconiques et l’expérience directe des œuvres. 

Paris 1874. Inventer l'impressionnisme se propose de montrer comment l’exposition organisée en avril 1874 dans l’ancien atelier de Nadar par des artistes indépendants rejetés du Salon officiel ou refusant d’y exposer fut non seulement une rupture institutionnelle avec l’art « officiel » (celui exposé dans le Salon), mais aussi et surtout une rupture artistique radicale, du fait de la participation de plusieurs figures majeures de ce qui deviendra l’impressionnisme. L’exposition du Musée d’Orsay ne montre pas seulement les œuvres exposées chez Nadar mais aussi une (petite) partie de celles exposées au Salon officiel de la même année. Pour aider le public à saisir la complexité de ce moment de rupture qui inaugure l’art moderne, les commissaires se servent surtout de panneaux explicatifs à l’entrée de chacune des dix sections qui composent l’exposition. Les données sont majoritairement historiques (elles portent sur le contexte historique général, sur le contexte relevant de l’histoire de l’art, etc.). Ceci est certes justifié par le sujet même de l’exposition, qui a été un événement historique majeur dans l’histoire de l’art du dix-neuvième siècle français, mais cela s’accorde aussi avec le fait que le Musée d’Orsay privilégie, et ce depuis sa naissance, le questionnement historique de l’art (ce qui n’est pas étonnant, puisque le siècle de création artistique qu’il couvre, à savoir le dix-neuvième, fut un siècle qui se concevait lui-même essentiellement sous l’angle de l’histoire et du progrès historique).

 

Les panneaux remplissent parfaitement cette fonction de contextualisation historique. En revanche, ils ne sont pas susceptibles de renforcer l’expérience visuelle des spectateurs, parce que l’information qu’ils apportent reste largement extérieure aux œuvres elles-mêmes. Des couplages plus systématiques entre des petits groupes d’œuvres impressionnistes et d’œuvres du Salon officiel, accompagnées par des panneaux attirant l’attention sur des différences de facture (lumière, couleurs, traitement de l’espace etc.) auraient sans doute été plus efficaces pour permettre aux visiteurs de percevoir autrement qu’en surface les différences de projet artistique opposant les Officiels aux Indépendants. Ceci aurait été d’autant plus souhaitable que les œuvres impressionnistes sont tellement connues qu’il est difficile de les voir avec un regard neuf. Parmi les panneaux, seul celui de la section 9, qui est centrée autour d’Impression-soleil levant de Claude Monet, tente d’éveiller l’attention proprement esthétique du spectateur. Dans l’ensemble, il s’agit d’une exposition davantage centrée sur l’histoire de l’art que sur l’histoire de l’art.

 

 

Exposition Paris 1874. Inventer l'impressionnisme (Musée d’Orsay). La salle consacrée aux tableaux exposés au Salon officiel de 1874

Brancusi, organisé par le Centre Pompidou, prend résolument un parti-pris inverse.  Cela ressort non seulement de la composante para-iconique de l’exposition, mais aussi de son organisation. Les différentes salles, qui correspondent chacune à une section différente de l’exposition, irradient à partir d’un long « mur » incurvé, qui retrace les étapes de la vie de l’artiste à l’aide de documents textuels (lettres, etc.), mais aussi de photographies, de dessins et de peintures. Les spectateurs sont ainsi invités à faire de multiples allers-retours entre les différentes salles et ce « mur », dans un mouvement qui abolit les frontières entre l’expérience des œuvres et l’acquisition d’informations grâce à une immersion de plus en plus profonde dans l’indissoluble unité entre la vie créatrice du sculpteur et les œuvres créées. Même le catalogue, organisé selon des mots clefs classés alphabétiquement, invite à une lecture libre. Le spectateur n’est pas supposé le lire de manière continue comme une interprétation synthétique de l’exposition, mais à s’en servir comme d’un ensemble d’indices épars et discontinus permettant de tisser des liens plus forts entre les œuvres, l’artiste et le monde social dans lequel il évolua et créa, ce qui donne naissance à une expérience de nature holistique centrée sur l’attention esthétique portée aux œuvres.

Exposition Brancusi (Centre Pompidou). Le « mur » d’informations.

Bien sûr, je viens de grossir quelque peu les traits : les deux choix ne s’excluent pas, et de fait chaque exposition emprunte aux deux stratégies. Mais chacune privilégie une d’entre elles. La stratégie d’inscription historique traite l’art essentiellement comme un fait, ou si l’on préfère, un monde culturel (ce qu’il est bien entendu). L’identité des œuvres est du même coup vue comme fondée dans leur ancrage historico-social concret, le but du musée (ou en tout cas des expositions qu’il organise) étant de donner le plus possible d’informations aux spectateurs. La deuxième stratégie situe l’identité des œuvres plutôt dans les expériences qu’elles produisent. Elle part de l’idée que les œuvres ont été créées essentiellement pour produire de telles expériences. Le but, sans doute non exclusif, mais néanmoins central, d’une exposition d’art doit dans ce cas être d’œuvrer afin de maximiser l’expérience artistico-esthétique des visiteurs.

Chacune des deux stratégies a sa légitimité propre, mais il ne faut pas se méprendre sur le fait qu’elles impliquent des visions différentes de la fonction des œuvres (et donc de la nature de l’art). Si l’on pense que les œuvres d’art sont créées pour agir sur ceux qui s’exposent à elles, donc que leur fonction réside dans leur agentivité, alors c’est la deuxième voie qui est la plus importante. Or, il me semble que le rôle important des arts dans toutes les sociétés humaines connues est un argument en faveur de cette hypothèse, ce qui renforce la position de ceux qui défendent une présentation des expositions en termes de potentiel expérienciel des œuvres.