Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 3/4

04 mai. 2022
Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Une « exception française » ?

On a pu voir qu’à partir des années soixante du XXe siècle, la notion d’« art contemporain » signifie non pas l’art actuel mais un type d’art. Mais ce type d’art a la particularité qu’il est aussi contemporain au sens littéral du terme. Cette ambiguïté a été la cause de beaucoup de malentendus et de débats sans objet réel, tout particulièrement en France.

La courbe des occurrences de l’expression française « art contemporain » atteint son pic autour de l’an 2000. On peut mettre ce pic en relation avec un fait social qui rétrospectivement, reste quelque peu énigmatique : en France, l’art contemporain provoqua durant les années 80 et surtout 90 des polémiques d’une ampleur, et surtout d’une violence, inconnues ailleurs. Cela se traduisit par la publication d’innombrables ouvrages pour ou contre l’art contemporain, se proposant de démontrer qu’il était dépourvu de toute valeur artistique, ou, au contraire, constituait le point culminant de l’évolution des arts. Même dans les publications généralistes on put lire de multiples tribunes et articles essayant de convaincre leurs lectrices et lecteurs que la question de la valeur de l’art contemporain était une question civilisationnelle fondamentale. A l’origine de tout cela il y avait une querelle à l’intérieur même du monde de l’art. La polémique fut en effet entamée, dès 1983, par Jean Clair – fondateur des Cahiers du Musée National d’art moderne et directeur du Musée Picasso, et néanmoins pourfendeur violent de l’art contemporain et même d’une partie de l’art moderne – dans ses Considérations sur l’état des Beaux-Arts (Paris, Gallimard, 1983). Dans son ouvrage on trouve déjà la conviction qui sera aussi celle de la majorité des contempteurs de l’art contemporain dans les débats des années 90, que l’art contemporain n’est qu’un des signes d’une décadence civilisationnelle générale.

. L’art contemporain a provoqué souvent des « scandales ». Ce fut le cas à Paris, pendant en 1986, des « Colonnes de Buren ». Pourtant les visiteurs du Palais Royal apprivoisèrent rapidement l’œuvre (qui s’appelle en fait Les Deux Plateaux) et aujourd’hui elle est impossible à séparer de l’architecture classique qui forme son écrin.

L’art contemporain a provoqué souvent des « scandales ». Ce fut le cas à Paris, pendant en 1986, des « Colonnes de Buren ». Pourtant les visiteurs du Palais Royal apprivoisèrent rapidement l’œuvre (qui s’appelle en fait Les Deux Plateaux) et aujourd’hui elle est impossible à séparer de l’architecture classique qui forme son écrin.

Les défenseurs de l’art contemporain ne manquèrent pas de relever que la polémique contre l’art contemporain était en général l’expression d’une détestation générale des sociétés contemporaines. Mais du même coup ils se bornèrent à dénoncer le « conservatisme » de leurs adversaires. D’où un effet en miroir qui fît que si les premiers dénoncèrent l’art contemporain en bloc, les seconds le défendirent en bloc. Cela se traduisit chez ces derniers par une tendance à faire de l’appartenance à l’art contemporain un préalable de la qualité ou de l’intérêt d’une œuvre, avec le risque de transformer leur propre position en un discours doctrinaire.

Les contempteurs et les défenseurs avaient un point en commun. Ni les uns ni les autres n’apportèrent de contribution à la clarification de la notion elle-même, et restèrent aveugles face à son ambiguïté selon qu’on la prend au sens littéral ou au sens technique. Le débat, confus, ne fit qu’entretenir cette ambiguïté.

En 1999, donc à la fin de la décennie dont je viens de parler, la sociologue Nathalie Heinich publia un article dans la revue Le Débat qu’elle intitula : « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain ». Son but était de montrer que la querelle était fondée sur des prémisses qui ne pouvaient que le biaiser, parce qu’elles reposaient sur l’idée que l’art contemporain était un terme désignant une époque, c’est-à-dire que notre époque était celle de l’art contemporain, alors qu’en réalité il définissait un genre (d’art), donc un sous-ensemble de la totalité des œuvres créées à cette époque. L’hypothèse avait le mérite de calmer le jeu. Mais le choix de la notion de « genre » n’était sans doute pas très heureux, car un genre semble indissociable de l’existence d’un ensemble d’autres genres avec lesquels il se partage le champ d’un art donné : c’est le cas par exemple des genres picturaux (peinture d’histoire, paysage, nature morte, etc.). Or, à l’époque le champ notionnel des discours sur l’art était caractérisé par le fait que la notion d’art contemporain était définie essentiellement en opposition à l’art moderne considéré comme époque de l’art. L’art contemporain pouvait dès lors difficilement ne pas revêtir lui aussi une dimension de concept d’époque plutôt que de genre.

Aussi, dans Le paradigme de l’art contemporain (Éditions Gallimard, 2014), publié une quinzaine d’années plus tard, Heinich proposa-t-elle une notion différente, celle de paradigme empruntée à l’épistémologie des sciences développée par Thomas Kuhn : « un paradigme, (….) c’est une structuration générale des conceptions admises à un moment donné du temps à propos d’un domaine de l’activité humaine : non tant un modèle commun – car la notion de modèle sous-entend qu’on le suive consciemment – qu’un socle cognitif partagé par tous. » (op.cit., p. 43). Selon Heinich, l’art contemporain est un paradigme au même titre que le furent avant lui l’art moderne et l’art classique, c’est-à-dire au sens d’un ensemble de schèmes socio-cognitifs et de pratiques liés non seulement à des manières de faire artistiques différentes, mais à des mondes sociaux de l’art différents. Un paradigme artistique est, selon cette façon de voir, un ensemble de structures sociales interdépendantes reliant des pratiques, des rapports à la tradition et à l’histoire, des critères de légitimation et d’évaluation, des rôles des acteurs (artistes et commissaires notamment), des modes de circulation et des modes d’échange, et ainsi de suite. L’art contemporain est donc un fait social total, ou une « forme de vie » au sens de Wittgenstein.

Que faire de l’art contemporain : le dénoncer (Jean Clair), en débattre (la revue Esprit), le décrire (Nathalie Heinich) ?

Que faire de l’art contemporain : le dénoncer (Jean Clair), en débattre (la revue Esprit), le décrire (Nathalie Heinich) ?

L’avantage de cette manière d’interpréter la notion d’art contemporain est multiple. Elle permet en particulier de prendre en compte la forte césure qui sépare l’art contemporain de l’époque de l’art moderne. Elle permet aussi de comprendre que s’inscrire dans l’art contemporain n’est pas une question de tout ou rien : les différents artistes, les différents intermédiaires, etc., s’y engagent non seulement plus ou moins consciemment, mais aussi plus ou moins fortement, ils y occupent des positions centrales ou plutôt sur les bords, sans que rien de tout ceci ne préjuge de la valeur des œuvres. Le paradigme construit un monde dans lequel les œuvres peuvent vivre, il ne les contraint pas à la manière d’un modèle.

Malheureusement la notion de paradigme est souvent identifiée de manière abusive à l’idée d’une contrainte : on l’interprète comme un cadre strict qui limite les possibilités de penser, d’agir, et dans le cas de l’art, de créer, librement. Mais d’un côté il n’existe aucune activité sociale humaine qui agisse hors de tout cadre : un cadre partagé est indispensable pour qu’une interaction sociale quelconque puisse naître. D’autre part, et surtout, un paradigme ne se définit pas primordialement par ce qu’il exclut mais plutôt par ce qu’il rend possible : il est créateur de possibilités de penser, d’agir et de créer. C’est cela sa fonction première, comme le montre le paradigme de la physique classique : il a ouvert un territoire immense de potentialités cognitives qui ont permis à la physique de progresser de manière accélérée jusqu’au début du XXe siècle. Certes l’art, contrairement à la science, ne peut pas être interprété en termes de progrès et les changements de paradigmes artistiques relèvent plutôt d’une succession de possibilités alternatives. Mais un changement de paradigme artistique n’en ouvre pas moins toujours un champ de possibilités nouvelles. Et cela vaut aussi pour le paradigme de l’art contemporain.

Partie 4 à suivre.