Elles nous racontent

20 avr. 2023
Elles nous racontent

Article en Français
Auteur: Pablo Chimienti

Le projet « Faire société en bande dessinée », mis en place par neimënster, s’est transformé au fur et à mesure des résidences artistiques en « Elles nous racontent – Histoires de migrations au Luxembourg » une exposition, visible jusqu’au 24 septembre dans le cloître de l’Abbaye du Grund, et en une BD étonnante aussi bien par sa forme et par sa confection que par son fond.

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Depuis 2020 deux Argentines ont pris leurs marques à l’Abbaye de Neumünster. La scénariste Sol Cifeuntes et la dessinatrice Angie Cornejo ont passé plusieurs mois dans le centre culturel du Grund dans le cadre de diverses résidences artistiques. Leur idée de départ, un projet de livre sur des femmes qui avaient migré en France s’est transformé, au contact avec le Grand-Duché, en un projet de BD sur des femmes qui avaient migré au Luxembourg.

Pour ce faire, neimënster a mis en place des ateliers d’écriture ouverts aux femmes migrantes qui s’étaient installées au Grand-Duché avec comme but, qu’elles racontent, elles-mêmes, avec l’aide de l’autrice et poétesse Vanessa Buffone, leurs parcours et leurs expériences les plus marquantes dans le cadre de changement de lieu de vie ; que ce soit ce qui les as fait partir, ce qu’elles ont vécu pendant le voyage ou encore ce qu’elles ont trouvé en arrivant au Luxembourg.

« Il y a eu plusieurs femmes qui ont participé à ces ateliers, mais à la fin seulement neuf ont terminé leur récit » explique Sol Cifuentes. Pas de chance. « Au départ il était prévu qu’on adapterait huit de ces histoires » poursuit sa camarade dessinatrice, Angie Cornejo. Pas question pourtant pour les deux artistes de laisser de côté une de ces femmes qui ont fait l’effort de se raconter de la sorte et de leur offrir ainsi leur récit. Ce sera donc finalement les neuf histoires que les deux femmes vont adapter, résumer en quelques planches – cinq pour la plupart, même si certaines peuvent finalement aller jusqu’à huit – pour en tirer l’essence puis les dessiner et les colorier.

Ces femmes s’appellent Amaia, Darly, Fabiola, Mireia, Monica, Olga, Paca, Paula et Tatiana. Chacune a son histoire, ses raisons bien personnelles d’avoir quitté, de gré ou de force, sa patrie, sa terre natale, son chez soi pour s’installer dans un nouveau territoire, au Luxembourg, au sein d’une nouvelle culture. Elles en ont parlé, elles ont trouvé les mots pour le raconter. Sol Cifeuntes et Angie Cornejo les ont toutes rencontrés. « Ça a été super, ça nous a permis d’avoir plus d’information et de comprendre le contexte de leur migration », souligne la scénariste. « Elles nous ont aussi transmis des émotions très fortes qui ont apporté un vrai plus à notre travail » ajoute-t-elle.

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Des migrantes qui s’ignorent

Le terme migrant, ici, doit se comprendre dans la définition que lui donne les Nations Unies, à savoir : « toute personne qui réside dans un pays étranger pendant plus d’une année, quelles que soient les causes, volontaires ou involontaires, du mouvement, et quels que soient les moyens, réguliers ou irréguliers utilisés pour migrer ». Il ne se limite pas aux images que nous proposent les chaînes info, aux bateaux de fortune, aux familles retrouvées noyées sur les plages européennes, aux pauvre gens retrouvés dans des soutes à bagage des avions… Contrairement aux stéréotypes et aux préjugés qui voudraient que les migrants soient tous des gens en provenance d’Afrique, du Moyen Orient ou d’Asie, qu’elles aient la peau mate, qu’elles soient dans une misère absolue, et bien que deux de ces femmes viennent du Brésil et du Venezuela, les autres femmes ayant participé à ce projet viennent principalement du continent européen, voire de pays membres de l’Union Européenne. Des migrantes qui s’ignorent parfois, qui se voient avant tout comme des nomades. Les autrices reprennent : « C’est vrai que le mot migrant est très connoté actuellement, sur la provenance, sur les conditions, etc… qu’on ne pense pas certains déplacements de personne comme de la migration, alors que ce sont des gens qui migrent tout de même. Et ces gens, même de l’Union européenne doivent aussi quitter leur zone de confort et vont aussi rencontrer des difficultés. Et c’est intéressant de constater qu’il y a finalement pas mal de points communs entre ces personnes qui viennent d’Amérique latine ou d’Europe : le sentiment de solitude, l’adaptation au nouvel endroit… C’est ça, finalement, l’expérience de la migration ».

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Cinq planches et vingt cases pour chaque histoire

Des expériences que Sol Cifuentes et Angie Cornejo ont donc concentré dans ces petits récits faits de quelques planches à peine et une vingtaine de cases chacun. Des récits sommaires imposés par les délais impartis – huit mois en tout –, mais qui ont, en même temps, constitué une sorte de challenge artistique pour les deux artistes. Chaque histoire a un titre : « Le Spleen de Luxembourg », « Vainqueuse vaincue », « Aller-Retour deux siècles plus tard », « Les illusions fondues », « L’errante immobile », etc. ; chacune propose une présentation en quelques lignes du contexte qui a amené la femme en question à migrer, les différentes planches – de format carré 21cm x 21 cm prévue, au départ, pour une publication uniquement réservée aux réseaux sociaux – de la BD, le prénom de la femme, la distance qui la sépare de sa terre natale, le temps passé au Luxembourg – ça va d’à peine un an à plusieurs décennies –, une citation catchy ainsi que quelques fun facts chiffrés : les rendez-vous au bureau pour l’emploi, les plantes adoptées, les d’années en tant que salariée au Luxembourg, les voyages au pays natal depuis son installation au Grand-Duché, le nombre de pays où la femme a habité, le nombre de glaces mangées, le nombre de déménagements à l’intérieur du pays ou encore le nombre de cours de luxembourgeois suivis. Le trilinguisme grand-ducal est d’ailleurs un sujet qui revient à plusieurs reprises dans les récits de ces neuf femmes – « Se fondre dans un monde qui nous entoure et jongler avec une famille grandissante, les études et le travail est un défi dans n’importe quel coin du monde, mais trois langues à la fois ? C’est du moonwalk » lance une des participantes. Cependant, ce multilinguisme et le fait que beaucoup de monde parle aussi anglais, « facilite finalement les choses par rapport à ce qu’on a pu voir chez des femmes migrantes en France où il y a une vraie barrière linguistique si on ne parle pas française » soulignent les auteures.

« Elles nous racontent » propose des histoires tristes, des récits expliqués par la grande histoire – avant d’être un pays d’immigration, le Luxembourg a été pendant des décennies une terre d’émigration –, des narrations plus intimes sur les hasards de la vie et des rencontres… C’est à la fois fort en émotions et léger – après tout, même si la migration n’est pas toujours aisée, quand elle est choisie, elle ne doit pas nécessairement être vécue comme une catastrophe – et l’ensemble toujours accompagné d’un brin d’humour.

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Neuf fanzines réunis dans une jolie boîte

Au niveau de l’exposition on distingue bien différentes thématiques pour les différents couloirs du cloitre ; on commence par le couloir de l’histoire et la société, on passe par le corridor plein d’émotions des « latinas », pour s’engouffrer ensuite dans la galerie des récits plus ludiques des « européennes », pour finir par le passage résumant le projet en lui-même, présentant les différentes étapes de travail, l’écriture, le dessin, l’encrage, etc. ainsi que quelques dessins originaux. L’exposition, prévue initialement jusqu’au 11 juin, sera finalement visible jusqu’au 24 septembre dans le Grund.

Les amateurs de BD et les personnes touchées par ces récits pourront même ramener chez eux ces neuf histoires dans autant de petits fanzines joliment regroupés dans une boîte estampillée « Elles nous racontent ». La BD, éditée par neimënster, est tirée à 200 exemplaires seulement. Un objet rare et remarquable qui sera disponible à l’Abbaye de Neumünster au tarif de 30 euros.

Les neuf récits sont présentés en français aussi bien dans l’exposition que dans la BD. Deux de ces histoires sont néanmoins traduites en luxembourgeois pour qu’elles puissent servir de base de travail sur sujet migration pour un public scolaire. Car ces récits biographiques illustrés ont pour but de « mettre en valeur la parole de ces femmes migrantes (…) face à̀ la désinhibition récente de la parole sexiste, raciste et xénophobe » rappelle neimënster, bien à propos, dans le communiqué qui accompagne ce projet.

« Elles nous racontent – Histoires de migrations au Luxembourg », exposition jusqu’au 24 septembre à neimënster. Entrée libre.

« Elles nous racontent », BD en vente au prix de 30 euros.

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