L’avant-dernière version de la réalité de David Brognon et Stéphanie Rollin

17 déc. 2021
L’avant-dernière version de la réalité de David Brognon et Stéphanie Rollin

Article en Français
Auteur: Isabelle Debuchy

Jeux sur la perception temps/espace

David Brognon et Stéphanie Rollin travaillent en duo depuis 2006. Formés l’un à l’art du graffiti, l’autre dans une école d’art, ils se sont rencontrés à Luxembourg, au Mudam. « Nous sommes très différents, mais nous recherchons exactement la même chose », confie David Brognon. L’Avant-dernière version de la réalité, titre de leur première grande exposition monographique en France, est visible au BPS22 – Musée d’Art de la Province du Hainaut en Belgique jusqu’au 9 janvier 2022.

Cette exposition va au-delà d’une citation empruntée à Jorge Luis Borges : elle dévoile la cohérence d’un travail commun, fruit d’interrogations perpétuelles et d’une concertation harmonieuse, et explore, à travers une sélection d’une quarantaine de pièces, leur perception du temps et de l’espace dans des contextes sociaux difficiles.

Plongés dans l’obscurité relative, les visiteurs pénètrent dans l’exposition, attirés vers les œuvres éclairées par des halos lumineux. Une scénographie mûrement réfléchie par David Brognon et Stéphanie Rollin : chacune des œuvres sont disposées de telle manière qu’elles instaurent un dialogue entre elles et, ainsi, leur potentiel narratif augmente. Certaines œuvres procurent même une impression de déjà-vu.

De fait, un certain nombre d’une même série, formellement presque identiques, comme les tables de shoot ou les lignes de main en néon, vont se répéter à des endroits différents, mais elles ne racontent pas la même histoire au fur et à mesure du parcours dans l’exposition et les artistes s’en expliquent : « On a l’impression de connaître cette pièce, mais en fait, ce n’est pas celle-là. Nos souvenirs sont tronqués, chamboulés… ».

Utilisant tous les médiums (sculpture, photographie, vidéo, peinture, etc.), David Brognon et Stéphanie Rollin sont les chantres de récits particuliers, d’évènements sensibles ou d’anecdotes personnelles qui surprennent et invitent à s’affranchir des conventions sociales dominantes, jouant sur le temps étiré, explosé, cyclique, fragmenté pour nous faire ressentir autrement la réalité « acquise » – celle que l’on croit connaître comme la seule et unique – et perturber nos certitudes.

Brognon Rollin, I Love You but I’ve Chosen Darkness (Golden Shoot), détail, 2011. © Leslie Artamonow

Brognon Rollin, I Love You but I’ve Chosen Darkness (Golden Shoot), détail, 2011. Leslie Artamonow

Votre exposition L’avant-dernière version de la réalité est inspirée d’une nouvelle de Jorge Luis Borges. Pour cet auteur le réel et notre imagination sont aussi vrais et faux l'un que l'autre. Comment avez-vous traduit cette idée plastiquement ?

Le titre de l’exposition L’avant-dernière version de la réalité renvoie à une forme de compte à rebours, comme si on allait arriver vers une dernière version. On a presque l’impression d’arriver à la fin de l’histoire, du temps. Cela nous permet d’intégrer immédiatement le sujet de l’écoulement du temps qui est le fil rouge de l’exposition.

Parler d’une version du réel est notre manière à nous d’évoquer la multitude de points de vue qui cohabitent sur un même sujet. Les fameux « Je ne vois pas ça comme ça » ou « J’ai mon libre arbitre ». Des phrases banales, parfois désuètes, des expressions toute faites qui se glissent dans nos conversations. Celles de la majorité presque silencieuse qui s’habitue souvent à rejeter l’autre sans le voir vraiment et à tracer une ligne entre les gens.

Brognon-Rollin, 24H Silence (157-282 min_1440 min) détail, 2020.  Leslie Artamonow

Brognon-Rollin, 24H Silence (157-282 min_1440 min) détail, 2020. © Leslie Artamonow

Écrivez-vous une « certaine » version de la réalité à travers vos différentes expositions ?

Notre travail repose essentiellement sur des analyses de terrain et nous œuvrons sans relâche à commenter de manière limpide notre démarche. Notre volonté est de ne pas utiliser des termes trop génériques pour ne pas perdre le spectateur et maintenir sa curiosité et son envie de se mettre à la place de l’autre. Dans l’œuvre 24 h Silence, les disques vinyles d’un jukebox multicolore ont été remplacés par des minutes de silence observées quelque part dans le monde après un drame : attaque terroriste, décès illustre, catastrophe naturelle, mass shooting… Les spectateurs lisent les « titres » de ces différents drames et se souviennent, parfois, pas toujours, de l’endroit où ils se trouvaient. « Tu étais où le 11 septembre ? » et « Toi tu connaissais des gens au Bataclan ? » C’est ce moment où l’actualité du monde semble pouvoir effleurer son confort personnel que les lignes bougent et que les certitudes flanchent.

Vous explorez le temps et sa durée. En quoi est-ce un enjeu esthétique pour vous ?

Travailler sur le temps ou la durée n’est pas un enjeu esthétique, nous révélons la différence ressentie en fonction de qui nous sommes. Temps arrêté, étiré, suspendu, fractionné... Est-ce que l’enfermement d’un détenu dans sa cellule est le même que celui d’un homme qui refait chaque jour les mêmes gestes dans son usine avant d’être licencié sans aucune reconnaissance ? Est-ce qu’attendre sa propre euthanasie change son rapport au temps ? Est-ce qu’en pensant à cela, la phrase « Je fais ça pour passer le temps » n’est-elle pas angoissante ?

Brognon Rollin, I Love You but I’ve Chosen Darkness (Golden Shoot), détail, 2011. Leslie Artamonow

Brognon Rollin, Until Then, 2021, BPS22. © Leslie Artamonow

Vous faites écho à l'actualité à travers vos différentes réalisations artistiques. Quel est le combat qui vous touche le plus ?

Souvent qualifié de social ou de travail engagé, notre pratique ne tape pourtant pas du poing sur la table. Nous ne sommes pas des activistes ou des militants. Nous chuchotons nos combats plutôt que de crier. L’œuvre Until Then, par exemple, montre un homme assis qui attend au milieu du musée le moment exact de la mort d’un patient qui a demandé une euthanasie (en Belgique). Cette personne est un line sitter venu de New York. Il est payé pour attendre pour les autres, habituellement sur les trottoirs devant des magasins, pour un iPhone ou une place de théâtre. Pour cette performance, nous lui avons demandé d’attendre la mort de quelqu’un. Nous avons croisé deux actualités. Le fait de pouvoir acheter du temps de vie à quelqu'un sans que cela ne choque personne, alors que l’on ne peut toujours pas décider de sa propre mort. Notre vision sur ce débat hypocrite en vigueur dans la plupart des pays du monde sur la fin de vie est, ici, chuchotée. Le départ du line sitter est discret et la chaise reste vide dans le musée après la mort du patient.

L’avant dernière version de la réalité. Jusqu’au 9 janvier 2022 au BPS22 – Musée d’Art de la Province du Hainaut, 22, Boulevard Solvay, Charleroi, Belgique.

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