Donato Rotunno, itinéraire d’un producteur européen

11 juil. 2024
Donato Rotunno, itinéraire d’un producteur européen

©Tarantula-SvenBeckerAtelierImages
Article en Français
Auteur: Loïc Millot

On ne peut évoquer le parcours de Donato Rotunno sans évoquer préalablement celui de ses parents, qui est indissociable d’un pan de l’histoire de la Péninsule et du Luxembourg tout à la fois. Ce constat a valeur générale, mais plus encore lorsque l’on a consacré un documentaire à cet héritage transnational, dans Terra Mia Terra Nostra (2012). « Je leur dois tout, si ce n’est une grande partie de ma vie, et de la construction de ma personnalité et de la suite aussi… », confie d’emblée le directeur général de Tarantula depuis le siège de la société luxembourgeoise qu’il a fondée en 1995. Derrière lui, en témoignage de cet attachement, on distingue quelques photos de famille accrochées au mur de son bureau, non loin de l’affiche encadrée de Baby(a)lone (2015), film dont il est le réalisateur et qui a été sélectionné l’année suivante à la 88ème cérémonie des Oscars pour représenter le Luxembourg.

Puis il poursuit : « Mes parents sont venus de la Basilicate, qui est une région magnifique et pauvre d’Italie, poussés par la faim. Le hasard a fait qu’ils ont posé leurs bagages au Luxembourg, en 1961. Quelques années après, mon frère et moi sommes venus au monde. Et le hasard a fait que l’on soit nés au Luxembourg, et non en Italie. » Difficile, en l’écoutant, de ne pas penser à la trajectoire décrite par Luchino Visconti dans sa fameuse fresque nationale, Rocco et ses frères (1960), qui montre les migrations vers le Nord auxquelles étaient contraintes les familles déshéritées du Mezzogiorno. D’autant plus que Donato Rotunno est, lui-aussi, issu de la classe ouvrière. Son père, à présent décédé, a commencé au Luxembourg sur des chantiers, avant d’intégrer la Commission européenne en tant que fonctionnaire — un premier pas dans l’ascension sociale qui permit à ses enfants de rejoindre ensuite l’École européenne du Grand-duché : Donato en section allemande, son frère cadet en section italienne. À la maison, ambiance cosmopolite et polyglotte assurée.

Si l’Italie est loin, elle n’est pas oubliée pour autant. « Mon corps était ici, et mon cœur était là-bas », confie le producteur, à la tête aujourd’hui d’un réseau d’artisans du cinéma qui s’étend entre le siège luxembourgeois et son implantation à Liège, en Belgique, depuis 1996. La famille se rend régulièrement de l’autre côté des Alpes en vacances. Des liens très forts se tissent avec la famille de là-bas, même si l’on retrouve toujours l’inconfort de cet entre-deux que ressentent souvent les enfants issus de l’immigration. Les deux films qu’il réalise au sujet de cet interstice, Terra Mia (1998) suivi de Terra Mia Terra Nostra lui servent à comprendre plus clairement ce sentiment d’appartenance. Il conserve aussi de ses origines un sens certain du récit qui lui sera utile lorsqu’il passera derrière la caméra : « Le fait de raconter des histoires nous a bercé toute notre enfance ; mon père racontait des histoires du village, de sa jeunesse, et plus largement, toute réunion de famille se passait en racontant des histoires ! Il y a deux choses : il y a tout d’abord le narrateur, et puis il y a le fait d’apprendre à écouter. Et cela, c’est quelque chose qui a alimenté notre intérêt pour le théâtre, la littérature, le cinéma, et à tout autre moyen narratif existant. Je crois que l’on est rentré dans la culture par ce biais-là. Mais pas du tout de façon académique. », reconnaît Donato.

Gamin, il écrit dans un calepin les titres des films qu’il va voir au cinéma, en notant le genre auquel ils appartiennent. Une façon de collectionner les films, de les archiver. On y trouve La Grande Vadrouille (1966) aussi bien que les films d’Ettore Scola, parmi bien d’autres. Avec l’argent de poche recueilli à ses anniversaires ou à la messe, en bon enfant de chœur, il fréquente avec quelques copains les dimanches après-midi des salles luxembourgeoises aujourd’hui disparues : le Yank, le Victory, le Ciné Cité... Puis vient, adolescent, la révolution des films engagés politiquement, qui traduisent au cinéma les débats sur la condition ouvrière qui agitent en interne sa famille. Ainsi des films de Fellini, qui parvient toujours à faire un cinéma populaire sans esquiver les questions de fond liées à la période du fascisme (par exemple dans Amarcord, 1973), ou ceux du néoréalisme italien, de Rossellini à Vittorio de Sica (Le voleur de bicyclette, 1948) où une approche émotionnelle est privilégiée pour évoquer de grands thèmes humanistes — la justice, la pauvreté, la relation père-fils, etc.

Son entrée dans le milieu cinématographique, à 19 ans, tient du roman. Un soir d’été, des amis lui apprennent l’existence d’un tournage à Esch-sur-Alzette. Donato s’y rend et débute en régie : au programme, installation de tentes et déroulement de câbles. Suite à ces deux semaines d’initiation, il est engagé ensuite pour une période de neuf mois. Conscient de la nécessité de se professionnaliser, il entame une formation à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) à Louvain-la-Neuve (Belgique), dont il sortira en 1994 au terme de quatre années d’étude. Il y apprendra « la grammaire du cinéma », tout en travaillant en parallèle pour différentes sociétés de production bruxelloises, grâce notamment à sa maîtrise des langues (français, anglais, allemand, italien, luxembourgeois). L’année suivante, il fonde, avec un ami italien né à Londres, la société de production Tarantula, qui ne va pas tarder à tisser sa toile sur toute l’Europe. Donato en retrace la genèse conceptuelle : « On a eu une idée très politique : on a un nom, un logo, et l’on va monter des sociétés un peu partout avec ce nom et ce logo — on fait ainsi un branding de tous nos produits. En très peu de temps, des choses se sont accumulées et on avait de la matière à présenter aux gens. », se souvient-il. « C’était une époque où le travail payait, il y avait un espace à prendre et de la créativité à offrir, mais aussi de la curiosité de la part des officiels. Nous faisions partie d’une génération qui n’avait peur de rien. Nous étions très naïfs et tout ce qui était impossible, on le faisait. », ajoute-t-il, bien conscient que l’époque n’est plus la même aujourd’hui.

Donato Rotunno au côté de Ivo M. Ferreira (gauche) sur le tournage de "Projecto Global », tourné en avril 2024 ©Tarantula-SvenBeckerAtelierImages

Depuis, Tarantula a travaillé avec de nombreuses personnalités marquantes du cinéma d’auteur, telles que le Mexicain Carlos Reygadas (Batalla en el Cielo, 2005), l’Italien Matteo Garrone (Io Capitano, 2023) mais aussi, et avant tout, la Belge Bénédicte Liénard, dont il aura produit en 2002 le premier long-métrage, Une part du ciel. Tourné pour moitié dans une prison de Liège et dans une usine, et mêlant comédiennes professionnelles et non-professionnelles à la façon des films néoréalistes, le long-métrage de Liénard connaîtra un beau parcours au Festival de Cannes, dans la section Un certain regard. Sans doute l’un des souvenirs les plus forts de la carrière de Donato, qui en était encore à ses débuts.

Donato Rotunno avec Mehdi Hmili pour le 74e Locarno Film Festival avec « Streams » en compétition officielle © Locarno Film Festival

À la tête aujourd’hui d’un véritable empire qui comprend, depuis 2011, un bras distributif ainsi que la participation à Filmland Studio, une association réunissant depuis 2013 six producteurs, Donato poursuit son rêve de cinéma, comme il l’a démontré récemment avec la réalisation d’Io sto bene (2020), qui vient provisoirement clôturer sa quête des origines, tout en poursuivant rigoureusement son activité de producteur. Celui qui préside depuis l’année dernière l’Union Luxembourgeoise des Producteurs Audiovisuels (ULPA) s’est vu récemment décerner le prix Cineuro dans le cadre du Forum Alentours organisé par la Région Grand Est pour son prochain documentaire, Capitales Europe-la bataille des sièges. Autre projet ambitieux qui s’apprête à paraître : Projecto Global d’Ivo Marques Ferreira, qui revêt une forme hybride singulière puisqu’il s’agit d’un long-métrage et d’une série de six épisodes de 45 minutes sur un groupuscule de militants d’extrême gauche dans le Portugal d’après la Révolution des Œillets. Voilà de quoi entrevoir avec confiance l’avenir, malgré un contexte politique incertain, avec les montées de toutes parts des extrêmes : « On a toujours connu la crise, car on s’est toujours inscrit dans un cinéma de la marge. On a donc l’habitude de travailler dans ces circonstances. On compense avec notre longue expérience, un réseau bien établi, une reconnaissance. Les choses sont aujourd’hui plus complexes, l’atmosphère est plus angoissante. Mais doit-on s’arrêter et baisser les bras pour autant ? Non, certainement pas. On doit au contraire s’exposer le plus justement possible. On sait où sont nos amis, nos alliés, et on identifie de plus en plus clairement nos ennemis. Ce qui rend aussi les choses plus simples », constate-t-il. En 2025, Tarantula fêtera ses trente ans d’existence. Un anniversaire qui sera célébré dans la joie, l’enthousiasme et dans un esprit de résistance toujours intact.