De quelques formes actuelles de l’économie des arts 1/4

18 oct. 2021
De quelques formes actuelles de l’économie des arts 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Les trois formes classiques des transactions économiques dans les arts

Dans la série L’art et l’argent, j’ai tenté de montrer que l’évolution historique des conditions économiques des arts depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui a été en gros la même pour tous les arts : tous sont passés progressivement bien que selon des rythmes divers d’un marché de la demande à un marché de l’offre. Cette transformation a été liée à l’émancipation sociale et économique des artistes ainsi qu’à une augmentation importante de la demande due au développement des sociétés marchandes et plus tard de l’industrialisation. Il faut en distinguer la question des modalités de transaction économique qui sont spécifiques aux différents arts. Cette spécificité selon les arts est due au fait que les biens qui sont échangés ne sont pas du même type selon les arts concernés. La diversification de ces modalités n’est pas due directement aux transformations de la société, mais plutôt à la naissance de nouveaux arts, naissance qui est liée en général plutôt à des transformations technologiques. 

Je partirai d’un cas concret. Lorsque j’achète une peinture, j’achète un objet matériel qui n’existe qu’en une seule unité ou, tout au plus (dans le cas d’une œuvre à répliques) en un nombre limité et précis d’unités. Une fois que je l’ai achetée, cette œuvre sort de la possession de l’artiste ou du marchand et devient la mienne. Je peux en jouir parce qu’elle est devenue mon bien. Je peux certes la montrer à autrui, mais je peux aussi la cacher jalousement et donc en réserver la jouissance à moi seul. En revanche, lorsque j’achète, par exemple, un ouvrage littéraire, ce que je possède n’est pas une œuvre unique mais un exemplaire parmi d’autres de l’œuvre en question. Quant au nombre d’exemplaires mis en vente, il n’est pas prédéterminé, mais dépend de la demande : plus la demande augmente et plus l’éditeur imprime d’exemplaires. Enfin, la valeur marchande de l’exemplaire que je détiens ne dépend pas de la valeur d’usage de l’œuvre (en l’occurrence du plaisir de lecture ou du bénéfice cognitif voire moral que j’en attends), mais uniquement du coût de revient et de la marge bénéficiaire liés à la production matérielle des exemplaires. L’Odyssée d’Homère en édition de poche se vend au même prix que n’importe quel roman de consommation courante ayant le même nombre de signes et imprimé sur du papier de même qualité. En fait, les acheteurs d’un livre ne sont pas réellement les possesseurs de l’œuvre littéraire. Ils en ont la jouissance (ils peuvent la lire), et la seule chose qu’ils peuvent transférer à autrui c’est l’accès à cette jouissance, par exemple en prêtant leur exemplaire, en le donnant en cadeau, voire en le vendant.

Certains philosophes de l’art ont expliqué les différences que je viens d’exposer par le fait qu’une œuvre littéraire (ou une pièce de musique) a un mode d’être très différent de celui d’une peinture ou d’une sculpture par exemple. A la suite du philosophe Nelson Goodman on distingue ainsi entre les arts autographiques (telle la peinture) et les arts allographiques (telle la littérature).

Un art autographique est un art dans lequel l’œuvre « inhère » dans un ou dans plusieurs originaux. Dans un tel art, la distinction entre cet ou ces originaux et les copies (licites ou illicites) ainsi que les reproductions est extrêmement importante : seul l’original est l’œuvre, la copie et la reproduction n’en sont que des signes. Comme indiqué, l’œuvre originale peut parfois être multiple, comme dans le cas d’un tableau à répliques, d’une sérigraphie ou d’une photographie à négatif, mais dans ce cas le nombre d’incarnations physiques est toujours limité à un nombre précis et elles doivent être validées par l’artiste. Vendre ou acheter une œuvre autographique consiste donc dans l’échange d’un bien incarné matériellement, et la transaction consiste dans le transfert de ce bien physique : celui qui acquiert le tableau (l’incarnation physique) acquiert l’œuvre. Ceci explique qu’une reproduction, fût-elle parfaite, a une valeur incommensurablement plus faible que l’œuvre dont elle est une reproduction.

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A gauche, une reproduction photographique de La jeune fille à la perle de Vermeer ; à droite la photographie d’une jeune fille réelle d’après le tableau de Vermeer. L’image de gauche est la reproduction d’une œuvre autographique : le tableau de Vermeer ; l’image de droite est un exemplaire d’une œuvre allographique : une photographie numérique (transposant le tableau de Vermeer), faisant partie du projet Tobeamuse de Lylya Corneli et Olga Schloemer.

Un art allographique est un art dont les œuvres ne sont pas identiques à leurs incarnations physiques : leur être réside dans l’identité abstraite de leur notation (texte ou partition, par exemple). Autrement dit, une œuvre allographique peut exister dans un nombre quelconque d’incarnations de toute sorte sans que cela n’affecte son identité. Ainsi l’Odyssée reste l’Odyssée qu’elle existe oralement (comme c’était le cas à l’origine), sous forme manuscrite (comme c’était le cas dans les sociétés antiques à écriture), sous forme imprimée (comme c’est le cas depuis l’invention de l’imprimerie) ou sous forme de fichier numérique (comme c’est le cas depuis quelques dizaines d’années). Cette situation ne caractérise pas seulement la littérature, mais aussi la musique écrite (donc à partition) ou enregistrée. Par exemple l’œuvre qu’est The White Album des Beatles est pareillement présente dans tous les exemplaires de l’enregistrement en question quel que soit leur nombre et quel que soit leur support d’incarnation (disque vinyle, bande magnétique, CD, fichier wav, etc.). La même chose vaut pour les œuvres cinématographiques, et, bien sûr, pour les œuvres nativement digitales. Du fait de ce statut particulier des œuvres allographiques, le marché de ces arts graphiques ne fonctionne pas comme un marché de transfert de biens matériels : ce n’est pas l’œuvre qui change de mains. Leur économie est une économie des droits d’auteur : la rémunération se fait selon le nombre d’exemplaires vendus. Plus on vend d’exemplaires et plus la rémunération augmente.

Il faut y ajouter une troisième catégorie d’arts, dont les œuvres combinent des éléments des deux premières : ce sont les arts performatifs (représentations théâtrales, concerts, performances d’artistes plasticiens, etc.). En général, sauf dans le cas de performances totalement improvisées, une œuvre de performance n’est pas purement autographique, car certaines composantes – le texte, l’intrigue, les décors, dans le cas du théâtre, ou la partition dans le cas de la musique écrite – ne changent pas d’une représentation à l’autre. Mais elle n’est pas non plus une œuvre purement allographique, car dans sa composante proprement performative, elle n’est jamais identique d’une soirée à l’autre. Ainsi, vue en tant que performance, chaque occurrence d’une représentation théâtrale ou musicale est une œuvre différente : l’œuvre créée par les acteurs ou les musiciens réside (« autographiquement ») dans l’acte de performance singulier. Quant aux performances relevant des arts plastiques, certaines sont uniques en un sens plus radical, puisque souvent elles ne sont exécutées qu’une seule fois. Les arts de performance relèvent de l’économie des services : un spectacle n’est pas un objet qui change de propriétaire et qui peut être stocké comme l’est une œuvre autographique ; ce n’est pas non plus un bien immatériel qui peut être « consommé » à volonté par tout acheteur d’un exemplaire, comme l’est une œuvre allographique ; c’est un événement dont la production coïncide avec la consommation. Les spectateurs d’une performance paient pour pouvoir assister à un événement unique en un lieu spécifique à un moment spécifique. Le spectacle fini, ils rentrent chez eux les mains vides : ils ont « consommé » le service qu’ils ont acheté.

Partie 2 à suivre.