L’art et l’argent 4/4

27 sep. 2021
L’art et l’argent 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Un marché de l’incertitude

Lorsqu’on s’intéresse non plus au marché du travail, donc à la rémunération des artistes, mais au marché des biens, donc à la valeur d’échange des œuvres, on constate que ses particularités à l’époque de l’artiste vocationnel sont liées à un autre élément important de ce statut : l’exigence d’originalité.

En régime vocationnel, la valeur d’une œuvre n’est plus liée principalement à la beauté, à l’agrément ou toute autre qualité normée, mais à son originalité, c’est-à-dire à sa différenciation par rapport aux autres œuvres. La promotion de cette valeur est indissociable de la figure de l’artiste vocationnel, puisque la vocation est toujours une détermination singulière. Or, ce qui est original dans une œuvre est de même ce qui lui est propre en exclusivité.

Certes, la prime à la différenciation a été presque de tout temps un facteur important dans le succès des œuvres d’art. Elle semble être liée à une constante anthropologique d’ordre psychologique : la redondance produit de l’ennui, qui est associé à une valeur hédonique négative ; la différenciation et la nouveauté provoquent la curiosité, qui est associée à une valeur hédonique positive. Mais jamais la soif de différenciation n’a été aussi grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’exigence d’originalité est devenue tellement forte dans certains arts canoniques, qu’une œuvre perçue comme non originale s’en trouve du même coup disqualifiée.

L’exigence d’originalité a pris deux formes historiques majeures. La première évalue l’originalité dans une perspective temporelle : est original tout art qui rompt avec le passé. Cette conception a été au centre des mouvements d’avant-garde modernistes. La deuxième forme pousse l’exigence d’originalité plus loin encore : chaque œuvre doit se différencier radicalement de toute autre. L’originalité est ici dissociée de toute téléologie historique, elle se situe dans la coprésence d’œuvres qui toutes sont radicalement singulières. 

L’exigence d’originalité a des effets importants pour la fixation de la valeur d’échange des œuvres et donc le marché de l’art. Elle rend en effet difficile toute comparaison du mérite des œuvres qui permettrait de graduer de manière experte la valeur relative des produits en concurrence.

Rodolphe Toepffer

Rodolphe Toepffer, Vente à l’encan, 1798. Cette représentation satirique d’une vente aux enchères de tableaux dans un intérieur bourgeois fait penser aux ouvertures des soldes de notre époque, les clients potentiels se bousculant, se poussant les uns les autres, chacun voulant saisir « la bonne affaire ».

D’où un marché très volatile, éloigné de tout équilibre stable entre offre et demande. Cette difficulté a été pointée par Xavier Greffe : « La nouveauté empêche (…) de considérer offre et demande de biens artistiques comme deux pôles se balançant l’un l’autre jusqu’à atteindre une position de repos ou d’équilibre. On est en présence d’une alchimie ou le créateur doit susciter des demandes en sachant d’ailleurs que si les unes résultent de regards désintéressés, d’autres peuvent découler de regards intéressés » (Xavier Greffe, Arts et argent, Éditions Economica, 2017, p. 175).

Par « regard désintéressé » il faut entendre un regard qui s’intéresse aux œuvres pour leur valeur expérientielle dans le cadre d’une contemplation esthétique. Le « regard intéressé » regarde en quelque sorte au-delà de l’œuvre vers des fonctions autres qu’expérientielles : il peut s’agir de sa potentielle valeur d’échange, mais aussi de son utilité instrumentale au service d’une foi ou d’une idée, de son usage comme objet de spéculation financière, etc. La plupart des regards résultent sans doute d’une combinaison des deux. Ainsi le regard du marchand est intéressé (l’achat et la vente d’œuvres sont son moyen de subsistance) mais la plupart des grands marchands – par exemple Kahnweiler pour le cubisme – agissent aussi par conviction esthétique. Le problème est que dans le cas d’un art mû par l’exigence de « nouveauté » on ne dispose pas de règle fiable pour traduire le regard expérientiel (désintéressé) en facteur prévisionnel pour le calibrage du regard intéressé (la valeur d’échange de l’œuvre).

Selon Greffe, la « nouveauté » peut se présenter sous deux formes. La première est celle de la nouveauté absolue, donc de la rupture historique. Dans ce cas la demande n’existe pas au moment où l’artiste crée ses œuvres et il faut donc la susciter. Cette situation a été caractéristique des avant-gardes historiques. La deuxième est celle de la nouveauté relative. Greffe entend par là un fonctionnement du monde de l’art où la nouveauté devient une propriété générique, situation que Harold Rosenberg a qualifié par un oxymoron devenu célèbre : « la tradition du nouveau ». Dans cette dernière situation il existe bien une demande en amont de l’offre, à savoir la demande de la « nouveauté ». Mais il s’agit d’une demande totalement indéterminée quant à l’identité propre des œuvres, et elle correspond à une valeur – l’originalité – dont la grandeur dépend beaucoup de l’expérience artistique des évaluateurs, car comme le disait déjà l’autre, « l’originalité c’est l’art de savoir camoufler sa source ».

L’ensemble de ces facteurs – précession de l’offre sur la demande, régime vocationnel, exigence d’originalité et de nouveauté – font du marché de l’art en régime vocationnel un marché caractérisé par le risque et l’incertitude. Nous avons vu que pour l’artiste cela se traduit par la difficulté de connaître le prix prévisible auquel sera rémunéré son travail. Mais en réalité le principe d’incertitude pèse sur tous les acteurs de la vie de l’art : sur les artistes, certes, mais aussi sur les marchands d’art et sur les clients. Greffe note ainsi qu’à l’époque des avant-gardes ce furent les marchands qui assumaient l’essentiel du risque. Dans le contexte de l’art contemporain, le risque est réparti plutôt à égalité entre les trois acteurs : pour les artistes, il réside dans le fait que l’excès structurel de l’offre par rapport à la demande fait que s’engager dans la vocation artistique revient à s’exposer à une importante probabilité d’échec (économique) ; pour le marchand, la quasi-impossibilité de prévoir le rendement de ses engagements financiers se traduit par une exposition au risque de faillite ; quant au client il ne peut pas prévoir d’avance si le capital engagé au moment de l’achat fructifiera ou du moins ne déclinera pas dans l’avenir. Le seul qui ne risque pas gros c’est le public qui ne paie qu’un prix symbolique pour le droit de fréquenter les œuvres….

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