Le fabuleux destin de Nora Wagner

12 mar. 2021
Le fabuleux destin de Nora Wagner

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Mise à nue de l'art du laisser-faire

Il y a longtemps, dans l'exposition Young Blood tenue à la galerie Miltgen en 2012, Nora Wagner montrait une série de photos lomographiques (photographie semblant de mauvaise qualité car réalisée avec des effets spécifiques comme l'effet tunnel ou un contraste très élevé, ndlr) mettant en parallèle la vie quotidienne et le street art qui gravite autour. Aujourd’hui, on peut trouver son travail dans les grandes institutions muséales du pays et d’ailleurs. En 2019, la luxembourgeoise se voit consacrée lauréate du Edward Steichen Award - Luxembourg Resident in New York.

Depuis le début de sa carrière, Nora Wagner construit une pratique artistique basée sur l’échange et l’expérience qu’elle fait des lieux qu’elle investit. Aussi, d’installations protéiformes en performances souvent participatives, l’artiste met l’expérimentation au centre de son travail pléthorique pour s’enticher d’une œuvre jamais figée, transformée au fil du temps et constamment « en voyage », comme elle, bientôt au cœur de l’effervescence culturelle new-yorkaise. Rencontre avec un fleuron de l’art contemporain émergent du pays.

The Nomad Workshop

À notre première rencontre, il y a presque 10 ans, Nora Wagner parlait de l’art comme « d’un domaine où il faut tout le temps se réinventer, approfondir ses capacités, apprendre de nouvelles techniques et rechercher des formes sous lesquelles on peut s'exprimer ». À l’époque encore elle disait chercher « un galeriste assez courageux » pour exposer son nouveau projet lomographique. Aujourd’hui, elle montre ses œuvres au Ratskeller du Cercle Cité, aux Casino du Luxembourg – Forum d’Art Contemporain, et reçoit les plus grandes distinctions du pays pour son travail.

© Nora Wagner

© Mike Zenari

Depuis The Nomad Workshop, initié en 2015 en duo avec Romain Simian, son action est vivement encouragée. Si elle développe déjà cette dimension à ses débuts, les questions de collaboration, d’échange et d’expérimentation deviendront dès lors centrales dans son travail. Moment charnière de son parcours, son projet avec Simian a été déterminant. Et si le chemin a été long pour l’artiste, il a été bénéfique de questionnement interne : « je me suis posé des questions importantes, que je me repose constamment, ce projet m'a permis de faire des expériences qui me guident aujourd’hui ».

Précisant de fait sa démarche et ses ambitions, de cet atelier nomade « hors circuit », sillonnant 15 pays d’Europe, elle est amenée à reconsidérer sa place en tant qu’artiste, pour sortir de sa zone de confort, se remettre en question, et trouver son rôle dans la société en tant qu’artiste. « C’est un projet qui a surtout déterminé ce que je ne voulais pas faire, ce que je ne voulais pas être. Je me suis demandé “pourquoi faire de l’art“, une question que je me pose encore régulièrement. C’est quand on se retrouve devant un public non-averti qu’on avance le plus, car les questions auxquelles on est confrontées sont de l’ordre du quotidien ».

L’artiste comme … anthropologue inconscient

Chez Wagner, l’artiste devient conservateur, médiateur, praticien, et même une sorte d’anthropologue inconscient, en développant une démarche avide de dialogue avec son public et où le processus de création prime devant le résultat montré. « Cette mise à nu du processus m’interpelle particulièrement ; souvent on ne voit que des objets finis, une “affirmation“… J’ai du mal avec ça. J’ai envie de démystifier ma pratique, la rendre plus accessible ». C’est là que l’artiste se rend le plus vulnérable.

Ainsi, en montrant son processus de création, Wagner montre aussi les échecs, les tentatives avortées, pour retrouver une forme d’humanité au travail construit. « J'aime montrer qu'avec des moyens très simples on peut accéder à une autre réalité, même en se trompant en chemin ». Wagner montre en fait qu’il n’y a ni vrai ni faux, pour mettre en lumière une notion philosophique fondamentale. « Un peu comme dans une vie, chaque moment de création est important, bien plus que la finalité ». Aussi, chez la luxembourgeoise, le résultat formel ne fait que témoigner d’un processus de création, et c’est le résultat émotionnel qui est le plus important. « On juge différemment un témoignage, un sentiment, face à quelque chose qui est la conséquence de toute une histoire ».

Si de fait on pourrait penser au travail de Wagner comme un travail qui se vit plutôt qu’il ne se voit, il lui est aussi attaché une profonde émotion, dans le cadre d’expositions pures. « Si j'avais construit ça artificiellement, ça n'aurait pas fonctionné, il n'y aurait pas eu cette énergie. Je suis convaincue que l’énergie du vécu peut se transmettre ».

© Nora Wagner

© Kim El Ouardi

Metamorph

Dans sa recherche artistique, Wagner se met ainsi face au spectateur et inversement, pour former un ensemble où chacun s’éprouverait autant qu’il s’écouterait réciproquement. Wagner se met en difficulté et ressent l’incidence du public dans la création, et le public en fait de même, à l’image de son projet Metamorph, issu d’une résidence d’un mois au Ratskeller du Cercle Cité en avril 2018, où le spectateur pouvait entrer, occuper et investir l’espace à sa guise, côte à côte avec l’artiste. « Le public venait et l'espace se transformait. Tous les jours des gens venaient s'approprier le lieu, en prenant une certaine forme de responsabilité face à l’espace. C'est quelque chose qui façonne énormément ma pratique ».

Quand certains viennent lui apporter des fleurs, d’autres s’arrêtent pour discuter autour d’un café, ou simplement se reposer, le public fait partie de l’installation. « Leur présence a amené une énergie faisant se confondre les limites entre spectateurs et créateurs ». Chez Wagner, on ne sait plus ce qui fait partie de l’exposition ou non, mais ce n’est pas si grave, l’objet n’est pas là, il est dans le dialogue et l’investissement de chaque partie dans ce qu’on appelle l’œuvre. « C’est mon moteur… depuis longtemps, je perfectionne l’art du laisser-faire. J’aime lâcher prise, accepter les directions qu’on m’offre et perdre le contrôle pour me retrouver face à quelque chose qui devient plus grand que moi ».

© Nora Wagner

© Nora Wagner

Metamorph constitue un véritable aboutissement dans la démarche de Nora Wagner, et malheureusement, rares sont les structures muséales prêtes à engager ce genre de projets expérimentaux. « Tout le monde n'est pas prêt à accepter cette perte de contrôle et comme on ne sait jamais comment mes propositions vont se décliner… Car même si j'ai une idée derrière la tête, il y a toujours ce grain d'incertitude, c'est ce qui fait peur à certaines institutions ».

New York … Jamais peut-être

Et pourtant, malgré le côté alternatif de son travail, en 2019, Wagner est lauréate du prix Edward Steichen - Luxembourg Resident in New York. Un véritable ascenseur émotionnel pour la plasticienne qui ne sait toujours pas si elle pourra partir … « C'est frustrant car j’ai vraiment envie de voir ce qui peut se passer là-bas. J’ai prévu d’y travailler autour d’une soup kitchen – la soupe populaire, ndlr –, travailler à travers la nourriture. C’est toujours ambigu de recevoir autant d’argent pour un projet, alors je me suis dit que j’allais utiliser ce budget pour faire quelque chose qui artistiquement peut aider et donner du plaisir à des personnes qui en sont dépourvus ».
Même si dans son travail il n’y a clairement pas une volonté affichée de glaner des prix, elle a reçu encore récemment le Prix de l'innovation artistique Covid 2020 de la part du ministère luxembourgeois de la Culture, pour son projet Jamais peut-être, créé lors du premier confinement. « Autant que pour le prix Steichen, je ne m'y attendais pas du tout. Et même si je suis reconnaissante de l’estime et de l’argent que j’ai pu partager avec les autres artistes, une autre partie de moi pense que ce prix est assez absurde, car je ne sais pas si ce projet mérite un prix de l’innovation en situation de pandémie… Il faudrait récompenser les gens qui trouvent des solutions pour survivre, qui trouvent le moyen de rendre une situation difficile vivable. C’est une autre forme de créativité ».

​© Nora Wagner

© Kim El Ouardi

Jamais peut-être est un projet qui a été élaboré bien avant le confinement, pour se voir altéré par celui-ci. Et si Wagner et les trois artistes avec qui elle a collaboré – Carole Louis, Trixi Weis et Aurélie d’Incau – ont vite trouvé des solutions pour ne pas l’abandonner, elle ont dû le transformer, pour sauver le dialogue qu’elles ont engagé dans la transformation tour à tour du travail qu’elles ont construit dans un même lieu de création. « Cette mise à disposition de la contribution de chacune est venue d’une volonté d'essayer de mettre de côté l’égo des artistes qui est dominant dans l'art contemporain ». Dans la plupart des expositions on voit la démarche individuelle d’un artiste alors que celle-ci est influencée par tout ce qui l’entoure. Ce que le quatuor veut ici instiguer c’est une appropriation du travail réciproque des unes et des autres, pour « faire l’expérience de la création d’une œuvre réellement commune, qui dépasse nos individualités et oublie la notion de propriété intellectuelle », précise Wagner.

Toutes les quatre protagonistes étant intéressées dans leur pratique par l’expérimentation, l’humour et le jeu, elles distillent dès lors de leurs points communs un travail pléthorique très organique, même si paradoxalement le spectateur n’y a accès que dans le virtuel, sur Internet. « Au départ, on avait inclus une dimension spectatorielle, c’était donc frustrant, mais ça nous a fait du bien aussi de faire quelque chose pour nous, artistes. Ce projet nous a permis de tenter des choses, d’utiliser des médiums différents, de sortir de nos zones de confort, de nous enrichir de ce côté workshop, labo voire cette dimension école utopique que le projet a pris au fur et à mesure ».

Dédier sa vie à l’art

Finalement, Nora Wagner a aussi été très touchée par la crise actuelle qui a fait émerger d’autres questions dans sa recherche, l’inconscient prenant une grande place dans son œuvre. Elle s’est trouvée disponible pour ses proches pour parler des traumatismes récents lors de balades qui peut-être serviront son débat artistique un jour. Car c’est le choix de vie que Nora Wagner a fait, celui de dédier sa vie à l’art. « J’ai décidé que ce ne serait pas une histoire de carrière ou de grandes expositions. À certains moments, il y a un pic ou un événement se crée, mais je vis l’art au quotidien et je ne montre pas tout ce que je fais ».

Actuellement donc, et plus que jamais dans cette direction, Nora Wagner monte deux projets, l’un cet été autour de repas performatifs, et une exposition à l’automne reprenant des bribes de Metamorph, associées à un travail avec sa mère, psychologue. Un projet décrit comme « un hybride entre art et guérison », pour trouver des solutions d’introspection dans un contexte où tant de personnes ont été touchées émotionnellement. « Actuellement j’ai envie de prendre le temps de me poser des questions, comprendre de quoi les gens ont envie, me mettre à leur service pour leur proposer un moyen d’évacuer… Faute d'aller à New York, ici, il y a aussi d’autres besoins ».
 

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