Nathalie Kerschen

12 mai. 2023
Nathalie Kerschen

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Pour Nathalie Kerschen, tout commence par un Certificat d’Études Littéraires et de Sciences Humaines en Philosophie (Licence I) de l’Université de Luxembourg, pour poursuivre avec excellence, prix et distinctions, cinq années à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris Malaquais. Ensuite, c’est à l’Université de McGill à Montréal que les finalités de son parcours académique se jouent autour d’une thèse de doctorat, "Reclaiming Nature in Computational Architectural Design: From Biology to Phenomenology" (2022). Pourtant, entre-temps, elle trouve l’espace pour valider une Licence en philosophie de l’Université Paris-Sorbonne IV. Finalement, son identité de créatrice se situe entre ces deux mondes, celui de l’architecture et de la philosophie, aux regards de sa personnalité créative et son statut d’artiste chercheuse. Pourtant, Nathalie Kerschen « aurait tendance », comme elle l’exprime, « à vouloir éviter toute définition ou “label“ », situant davantage son approche à la croisée des arts et de l’architecture, à l’intersection de la recherche et de la création. Dès le début de ses études, elle a cherché à dépasser les limites de l’architecture au sens « d’une discipline uniquement orientée vers la construction d’espaces et de bâtiments ». Par-là, elle ne souhaite pas remettre en question le rôle des architectes dans la création de lieux de vie sains et durables dans un contexte de crise climatique, ce qu’elle interroge dans son travail serait plutôt « la réduction de l’architecture à une simple forme de “problem solving“ », introduit-elle. Sélectionnée pour participer à la prestigieuse Résidence qu’offre l’Academia Belgica de Rome, elle y développera son projet de recherche « URBS ANIMALIS », et rien que le titre nous a déjà sonné comme une immense matière à questions. Aussi, nous voilà interroger Nathalie Kerschen sur ses propres interrogations.

Tu ne t’identifies formellement ni entre l’architecture et la philosophie, ou entre la recherche et la création. Au contraire, tu préfères te dire chercheuse du médium approprié pour chaque projet, qu'il soit académique ou plastique. Pourtant, bien que désireuse de ne pas te définir au sens strict du terme, ton travail s’établit tout de même bel et bien entre les domaines de l’architecture et de la philosophie. Pourrais-tu nous expliquer comment tu les conçois dans ta pratique, au sens large ?

Loin d’être juste un moyen pour trouver des solutions techniques, l’architecture, pour moi, est d’abord un médium à travers lequel je pose des questions qui sont en rapport avec la société, comme le changement climatique ou l’avènement du numérique. L’échelle des vieux projets de Diller and Scofidio ou encore des projets de design critique/spéculative de Dunne and Raby m’ont servi de référence dans la mise en forme de projets comme « Chroniques d’Un Vide/ the white box » (2010) ou, plus récemment, « Urbs Animalis » (2023). Ces architectes et designers privilégient l’échelle de l’installation ou de l’objet, et donc de l’échelle de l’objet d’art, pour articuler leur critique. En même temps, ma recherche et mes projets sont ancrés dans la phénoménologie, un courant philosophique qui se base sur la description du monde par le biais de l'expérience vécue, à la première personne. En travaillant sur des projets divers, je n’essaie pas de réduire la différence entre les disciplines — chacune ayant ses caractéristiques et défis propres — mais de travailler l’expression plastique en tenant compte de l’expérience vécue des utilisateurs. Sur le plan académique, la philosophie, et, plus précisément, l’(eco)phénoménologie en tant qu’elle fournit un cadre critique pour repenser notre rapport à la technologie et aux sciences, constitue un outil puissant pour identifier les différentes écoles de pensée en architecture et dans les arts.

À l’unanimité le Jury de la Résidence à l’Academia Belgica de Rome, composé d’Eline Bleser (luca), Claude Kremer (Centre national de littérature) et Anne Simon (Lauréate 2022) a décidé de t’attribuer cette résidence pour ton projet de recherche « URBS ANIMALIS ». Prolongement naturel des recherches que tu as menées dans le cadre de ta thèse, le sujet que tu portes aborde de récents questionnements autour de notre manière « d’habiter la nature ». Peux-tu nous expliquer plus en détails ces réflexions contemporaines autour d’une coexistence entre la nature et la ville ?

Je pense que cet intérêt pour une cohabitation entre humains et animaux dans les villes est issu de mes recherches doctorales à Montréal. Celles-ci convergeaient autour des origines des méthodes et discours bio-inspirés en design computationnel et me ramenaient aux premiers environnements digitaux en architecture comme, par exemple, SEEK de l’Architecture Machine Group – une installation mêlant un bras robotique, une ville miniature de cubes métalliques et des gerbilles vivants – et, par-là, aux « automatons » cybernétiques de l’après-guerre. Comme le suggère le livre phare, Cybernetics : Or the Control and Communication in the Animal and the Machine, de Norbert Wiener, fondateur de cette discipline, il y a une « conflation » entre le comportement des animaux et celui des machines. Le but des savants à l’époque était de reproduire des « automatons » à l’image du comportement des animaux, eux-mêmes conçus sur le fonctionnement d’une machine. Wiener a inscrit ses machines « en métal » dans la lignée cartésienne de l’ « animal-machine ». À l'encontre de ces approches, je me suis tournée vers l’anthropologie et l'(eco)-phénoménologie, et, plus particulièrement les réflexions du philosophe Merleau-Ponty sur la nature. Celui-ci cherche à comprendre l’animal par le biais de l’expérience vécue, c’est à dire en tant qu’être vivant dans son milieu, ayant un corps qui perçoit et bouge — une caractéristique partagée avec les humains.

D'autre part, j’ai eu l’opportunité d’ « habiter la nature » en ville pendant mes séjours prolongés à Montréal et à Ottawa au Canada. Malgré la trame orthogonale des villes nord-américaines, synonyme de rationalité cartésienne et d’un usage important de béton dans l’espace public, il y a énormément d’animaux en ville. Les écureuils et les ratons laveurs — bien que considérés comme une nuisance par certains — y sont très présents, et peu timides. À titre d’exemple, nous avions une marmotte qui se partageait le jardin avec notre chien, pas toujours facile mais chouette ! Bref, les villes sont plus vivantes qu’ici, malgré une politique moins ciblée sur le développement durable au sens écologique du terme. De retour au Luxembourg, j’étais surprise par le manque d’arbres aux centres-villes, et par conséquent d’animaux, ce qui est problématique à l’ère du changement climatique et du surchauffement des centres urbains. Ces impressions, couplées à ma recherche, ont certainement façonné ma vision d’une cohabitation entre humains et non-humains vivants. Bien qu’elle se vive au Canada, elle n’y est pas résolue pour autant. Plus pratiquement, le magazine architectural, Arch+ « Cohabitation » (2022), qui retrace l’intervention d’architectes/artistes en milieu urbain par le biais de l’animal, m’a également inspirée à formuler le projet « Urbs Animalis. »

Dans ta candidature à la Résidence à l’Academia Belgica de Rome, tu expliques, « en m’inspirant de l'approche herméneutique-phénoménologique de l'architecture et des récentes avancées en éco-phénoménologie – c'est-à-dire la tentative philosophique de s'engager dans “l'expérience de la nature“ à travers la “nature de l'expérience“ (Toadvine) – et des études animales en anthropologie, mes projets de recherche création – à la croisée de l'architecture et du design spéculatif – visent à renouveler la relation avec les animaux de Rome à travers le prisme de ce que le phénoménologue David Abram appelle le “devenir animal“ ». Que signifie cette dernière notion que développe Abram ?

La phrase complète est : « Becoming earth. Becoming animal. Becoming, in this manner, fully human » (2010). Comme je viens de l’évoquer, la phénoménologie a joué un rôle clé dans ma thèse pour déconstruire – un mot ce que j’évite en général vu son bagage philosophique — l’idée de l’ « animal-machine ». En tant que mouvement philosophique, elle invite à penser l’animal à travers le prisme du vécu personnel. De façon concrète, elle cherche à décrire la façon dont l’animal est perçu par l’être humain en tant qu’être vivant non-humain, mettant l’accent non sur son comportement, mais sur la manière dont il émerge à la croisée du corps vivant et du milieu naturel qu’il occupe. David Abram, un adepte de la phénoménologie de Merleau-Ponty, va plus loin dans son livre, nous invitant à devenir humain en « devenant animal » par le biais de notre corps. Ce faisant, il renvoie non seulement à notre capacité à nous projeter dans le corps de l’animal à travers notre perception et nos mouvements, mais il en fait même la condition pour adopter une autre attitude au monde naturel. Cette attitude ne se construit pas nécessairement en laboratoire, elle met en avant les sensations physiques dont nous faisons l'expérience lorsque nous écoutons notre corps résonnant avec la terre. Je voudrais souligner qu’Abram ne conteste pas la valeur des sciences dans notre compréhension du monde naturel ni leur apport à la société, mais critique plutôt la dévaluation du corps vécu au profit du corps scientifique dans notre engagement avec la nature.

« Rendre visibles les animaux de Rome revient à leur donner une plate-forme qui les restitue dans l’imaginaire des architectes », expliques-tu encore. Néanmoins, concrètement, comment comptes-tu aborder cette résidence à l’Academia Belgica de Rome, quel sera ton processus de travail et quels objectifs t’es-tu fixés ?

De façon concrète, « Urbs Animalis » s’articule autour de deux axes de travail que je vais réaliser à deux moments différents de l’année : en été et automne. La première partie du projet consistera à transposer l’approche éco-phénoménologique sous forme d’un parcours urbain. J’utiliserai la ville comme territoire expérimental et le « walk » comme pratique architecturale afin de « recenser » la présence d’animaux locaux. En cela je m’inspire du mouvement situationniste et de leur pratique de la dérive. J’utilisais déjà cette méthode pour développer mon projet « Chroniques d’un Vide/the white box ». Cette boîte en bois de 1x1x1m complètement isolée et équipée d’un système de diffusion sonore enregistrait le trajet Ottawa – Luxembourg – Bruxelles. Une fois arrivée au centre d’art, elle invitait au voyage les visiteurs au moyen des plages de vide qu’on pouvait écouter dans la boîte. « Urbs Animalis » est conçu de la même façon à l’exception que ce sera moi qui enregistrerai mes dérives à travers la ville au moyen de vidéo, de bandes de son, de dessins, etc. tandis que le « vide » cèdera sa place aux « animaux ».

Dans une deuxième phase, je vais transposer mes expériences dans le design d’un « kit pour explorations éco-phénoménologiques en rapport avec l’animal. » M’inspirant des techniques du design critique/spéculatif, je développerai une « trousse » pour ce type d’explorations urbaines. Le résultat sera probablement fonctionnel et ironique — un peu comme dans mon projet Think/Green, un projet collaboratif pour lequel j’avais développé un tapis de pelouse que les spectateurs pouvaient faire pousser chez eux avant de le ramener en ville. Le but était de retapisser les espaces publics négligés par du « vert » critiquant de façon ludique et participative le green-washing des villes et la minéralisation progressive des centres urbains.

Ce qui rend Rome tellement attrayant pour mon projet c’est que la ville est composée de nombreux ilots verts qui correspondent à des programmes urbains différents. Composée de sites archéologiques, de parcs et de friches industrielles, la ville invite littéralement à être parcouru à pied. Vue que le projet mise sur l’expérience de l’animalité en milieu urbain, le site de l’Academia Belgica est un point de départ idéal. Située sur le site de la Ville Borghèse, celle-ci se trouve à proximité du zoo, le « Bioparco di Rome » et du Musée d’Histoire Naturelle, le « Museo Civico di Zoologia ». Si le rapport à l’animal demeure problématique dans ces institutions – qu’il renvoie au passé colonial de l’Europe ou qu’il rend visible notre instrumentalisation du monde naturel –, l’animal y est présent dès le début du projet, et ceci sous différentes formes et constructions.

D’une formation académique exemplaire, employée de grande agence d’architecture à l’international et exposée dans des centres d’arts contemporains tels le Casino – Forum d’Art Contemporain au Luxembourg ou l’ iMAL - Art Center for Digital Cultures & Technology à Bruxelles, en tant qu’artiste chercheuse d’un nouveau genre, ton approche elle-même te conditionne à la contemporanéité. En travaillant sur notre futur, comment aspires-tu au tien, au-delà d’une perspective d’émancipation professionnelle, mais plutôt personnelle ?

C’est une bonne question à laquelle je n’ai pas encore de réponse concrète. Lorsque j’ai appliqué pour la résidence au mois de janvier, je ne m’attendais pas à ce que j’allais quitter Montréal un mois plus tard. De retour au Luxembourg après sept ans passés au Canada, je cherche donc à retrouver mes repères tout en créant de nouveaux. Je verrais aussi comment ce changement affectera mes projets. Dans les mois à venir, je vais certainement approfondir les deux axes de travail académiques sur lesquels ma recherche a débouché, notamment la computation et notre rapport à la nature par le biais de l’animal en design. L’avènement de l’intelligence artificielle — je pense aux applications ChatGPT ou Dale et leur équivalent en architecture qui a fait la une au début de l’année — va certainement bouleverser notre rapport au travail, et, par- là, au design. Mais est-ce un « shift » ou juste le prolongement d’une pensée qui a ses origines dans les « sciences nouvelles » de l’après-guerre mérite d’être examiné de plus près. Dans mon article « Emphatic Design : Reclaiming Imagination in Architectural “Thinking“ » (Avril 2023), j’analyse ce rapport en décortiquant le sens du mot « thinking » depuis le début de la computation jusqu’à l’usage contemporain de l’expression « design thinking » en architecture. Depuis mon retour de Montréal, je suis aussi en train d’apprendre à programmer des microprocesseurs moi-même. J’en aurai besoin pour réaliser des installations/objets interactives qui cherchent à révéler conceptuellement les mécanismes-mêmes de ces outils numériques. Mais ce sera un projet à plus long terme vu le degré de complexité technique à résoudre. Sinon, je profite de mon atelier au Verlorenkost que j’ai pu investir depuis ce mois-ci pour travailler sur des nouvelles idées et propos. Je pense que le futur prendra forme à partir de publications et d’installations. Ceci dit, je n’exclus pas de me retrouver un jour sur le chantier – rires –.

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« L'écophénoménologie ou phénoménologie écologique est un mouvement philosophique occidental, né de la rencontre de la réflexion phénoménologique et des préoccupations nouvelles de la philosophie environnementale ou écosophie au début des années 1980 », source Wikipédia 2023. « Un mouvement qui a pris de l’essor dans les deux dernières décennies et qui se construit toujours », ajoute Nathalie Kerschen.

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