Les arts et la question de l’inclusivité 1/2

29 mar. 2023
Les arts et la question de l’inclusivité 1/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La notion d’inclusion et les programmes d’inclusivité

Le 10 novembre 2022 l’Université de Leyde (Pays-Bas) décrocha un tableau de l’artiste hollandais Rein Dool, datée de 1977 et qui jusque-là avait orné la salle du Conseil d’administration de l’université. Le tableau représente les cinq membres dudit Conseil à l’époque. Il fut décroché à la suite d’un tweet d’une doctorante en criminologie qui avait attiré l’attention sur le fait qu’il ne représentait que des hommes et que ceci l’interrogeait. Elle n’avait pas demandé ou exigé qu’il soit décroché, mais c’est pourtant ce qui fut fait. Koen Caminada, professeur de science politique tweeta « Fait » avec une photo du tableau posé, retourné, contre le mur, et la doyenne du Département de Droit, Joanne van der Leun, tweeta une photo montrant deux hommes en train de déposer le tableau avec comme légende « Immediate action was taken today », suivie d’un smiley et de deux points d’exclamation.

Une action d’exclusion au nom du souci d’inclusion ?
Une action d’exclusion au nom du souci d’inclusion ?

Si le décrochage suscita quelques réactions positives (64 likes pour le tweet de la doyenne du Département de droit), les réactions négatives, voire outragées, l’emportèrent de loin, d’autant plus que l’information fut reprise par la presse internationale qui se demandait quelle mouche avait bien pu piquer les responsables d’une des plus vénérables universités européennes. Face à ces réactions négatives, la Présidente de l’Université, Annetje Ottow, se hâta de faire accrocher de nouveau le tableau là où il avait été auparavant, en précisant qu’il s’agissait d’une « œuvre d’art impressionnante », que l’université était « fière des administrateurs dépeints dans le tableau » et que par ailleurs le décrochage était dû à une action spontanée de personnes faisant partie du staff de l’université. Mais elle annonça aussi que sa décision de réinstaller le tableau n’était que provisoire et qu’une commission allait être chargée de mettre à plat les questions de fond. Selon elle, cette commission devait prendre en compte à la fois la valeur historique de l’œuvre, le respect dû aux administrateurs représentés et à l’artiste qui avait créé l’œuvre (et qu’on avait oublié de prévenir du décrochage !), mais aussi le fait que « tout le monde ne se sent pas représenté par cette œuvre iconique » et que « l’inclusion est une de nos tâches les plus importantes ».

L’anecdote m’intéresse ici que la présidente de l’université employa le terme d’« inclusion » comme un des motifs valides pour évaluer la légitimité ou non du décrochage. Ce fut une utilisation pour le moins paradoxale : le terme « inclusion » dénote une action qui est le contraire du geste d’exclusion que fut le décrochage du tableau. Il y avait manifestement une confusion du programme d’inclusivité avec le programme d’annulation (« cancel-culture »). Mais pas seulement : l’utilisation de la notion d’ « inclusion » pour évaluer une œuvre d’art relevait en fait d’une erreur de catégorisation, ou si l’on préfère, d’une mécompréhension du champ réel de la pertinence de la démarche inclusive dans le domaine des arts.

La notion d’« inclusion » est aujourd’hui omniprésente dans les programmes économiques, sociaux, éducatifs, politiques, sportifs et culturels des sociétés démocratiques. On la trouve dans les discours des institutions européennes, des gouvernements nationaux, des pouvoirs locaux, des administrations publiques de tout ordre, des partis politiques, des entreprises, des associations etc. Fondamentalement, l’inclusion désigne la possibilité pour toute personne appartenant à une communauté donnée d’avoir un accès égal à celui des autres membres de la même communauté aux ressources (matérielles et immatérielles) communes qui définissent leur forme de vie partagée. Les communautés en question peuvent être très diverses, et certaines d’entre elles peuvent avoir par ailleurs des conditions statutaires ou réglementaires qui excluent certains individus. Une communauté donnée peut donc être inclusive d’un certain point de vue tout en ne l’étant pas d’un autre. Ainsi la communauté des pilotes d’avion est (ou devrait être !) inclusive du point de vue du genre, de l’orientation sexuelle, des convictions politiques ou religieuses des personnes, mais elle ne l’est pas (et sans doute ne peut pas l’être !) du point du handicap visuel (être aveugle ou bien être myope est incompatible avec les conditions d’exercice du métier de pilote d’avion).

Les domaines où la question de l’inclusivité est la plus cruciale sont évidemment ceux qui relèvent de la vie en société comme telle, et donc concernent tous les citoyens (voire les non-citoyens pour autant qu’ils vivent au sein de la communauté nationale en question). C’est le cas notamment de ce qui relève du social, du politique, de l’éducatif, du sportif ou encore du culturel. Dans ces domaines, les politiques d’inclusivité sont ce qui permet à une société démocratique de se rapprocher de ce qu’elle devrait être pour être réellement égalitaire. L’inclusion est donc le critère par excellence qui permet de mesurer le degré de démocratie d’une société donnée. Bien sûr, les facteurs qui sont responsables des phénomènes d’exclusion (que la politique d’inclusivité veut faire disparaître) sont multiples : appartenance de genre, couche sociale, appartenance à une minorité ethnique ou religieuse, handicap, et bien d’autres. Il faut préciser que la politique d’inclusion ne concerne pas que des minorités. Ainsi le mouvement d’inclusion des femmes, toujours en cours, ne concerne pas une minorité, puisqu’un être humain sur deux est une femme.

Une affiche publique canadienne expliquant la différence entre égalité (formelle), équité (par compensation, et inclusion (égalité avec maintien des différences).
Une affiche publique canadienne expliquant la différence entre égalité (formelle), équité (par compensation, et inclusion (égalité avec maintien des différences).

La notion d’inclusion est relativement récente. Avant, on parlait plutôt d « insertion » ou d’ « intégration ». En fait les différences ne sont pas simplement linguistiques mais renvoient à des politiques différentes. L’insertion correspond à un programme qui se propose d’adapter les individus à la société dans laquelle ils vivent, afin que la société comme telle soit plus efficiente. L’éducation scolaire a été et d’une certaine manière continue à être vue souvent dans le cadre d’un tel programme. Ainsi l’insertion scolaire se propose d’améliorer l’adaptation des enfants de milieux dits « défavorisés » à la structure de l’institution éducative, qui, elle, est censée maximiser l’adaptabilité de la société globale. L’intégration quant à elle insiste sur l’intériorisation par les individus de l’habitus et des normes majoritaires dans une société donnée. Il s’agit en fait d’une exigence d’auto-éducation que la société adresse aux individus qui la composent afin de garantir l’unité et la cohésion du corps social. Ainsi en France l’idéal dit républicain a pour but l’absorption des communautés d’origine étrangère dans la communauté nationale, en demandant aux individus de ces communautés de se défaire de leur appartenance d’origine en intériorisant les « valeurs républicaines » supposées définir le statut de citoyen. L’insertion et l’intégration partent de l’idée que les individus des sous-communautés exclues ou marginalisées doivent s’adapter à la société, c’est-à-dire de facto à la communauté qui est dominante dans le corps social . L’inclusion demande en revanche plutôt que la société ou la communauté majoritaire s’ouvre à celles et ceux qui sont marginalisé(e)s ou exclu(e)s en raison du statuquo sociétal. L’inclusivité est donc toujours un travail du corps social sur lui-même pour s’ouvrir à la différence, pour devenir capable de d’accueillir les différentes communautés à égalité de droits sans pour autant exiger d’elles qu’elles abandonnent leur différence.

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