LES MURS PARLENT - Laure Roldàn

22 mar. 2023
LES MURS PARLENT - Laure Roldàn

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Laure Roldàn est de loin l’une des artistes luxembourgeoises du spectacle vivant les plus étonnantes. Actrice aperçue sur à peu près toutes les scènes du pays, dorénavant, elle vagabonde autour du monde pour s’en imprégner et livrer spectacles, performances, et écrits d’une magnifique sincérité. La façon dont elle parle de sa dernière création Petit Frère - la grande histoire Aznavour, co-mis en scène avec Gaëtan Vassart, témoigne de sa passion. Le spectacle qui aura connu scène au Luxembourg, puis à Paris, et bien-sûr en Arménie, comme un symbole, se voit gratifié du titre de représentant de la création théâtrale francophone grand-ducale dans le cadre du Festival OFF d’Avignon 2023, et sera ainsi à la Caserne des pompiers, du 7 au 29 juillet. Et son voyage artistique ne s’arrête pas là, Roldàn est bien décidé à le poursuivre, et depuis sa participation à la pépinière d’artistes de la Commission Internationale du Théâtre Francophone, en septembre 2021, elle est habitée par une nouvelle aventure théâtrale, baptisée « Les murs parlent ». Un projet infusé du réel sans pour autant manquer de poésie, tant les histoires qui y sont logées, rappellent à quel point la vie est un théâtre, et inversement. « Nous sommes sûr que les murs parlent », dit-elle, « ils ne font pas que nous séparer. Ils peuvent aussi rassembler. Il faut sans doute le comprendre, surtout au moment où notre humanité en érige un nombre exponentiel », s’embrase Laure Roldàn en parlant de ce dernier projet Les Murs Parlent, qu’elle construit avec les artistes Marielise Aad, Charlotte Escamez, et Paul Pascot, comme « une nécessité ». Après une résidence au Liban À Hammana en janvier dernier, elles et lui seront à la Kulturfabrik d’Esch-sur Alzette entre le 18 et le 31 mai, puis à Marseille à l’automne 2023 pour questionner les murs. Des moments privilégiés qu’iels dédient à l’enquête, la recherche et la récolte de témoignages. Une phase de terrain, à laquelle succèdera des recherches de formes scéniques, d’écritures dramatiques, pour donner vie devant public à cette aventure humaine et artistique. Alors, si la trame va prendre du temps à se monter, le temps d’évacuer leurs certitudes dramaturgiques actuelles, iels vivent pour l’heure au rythme de leurs rencontres, explorations, et récits récoltés, « on ne voudrait pas commencer à poser la première pierre d’un mur qui ne tient pas ». Au nom du quatuor, Roldàn nous raconte ce que les murs lui ont déjà conté…

© Laure Roldan et Charlotte Escamez
© Laure Roldan et Charlotte Escamez

Bonjour Laure, depuis notre dernière discussion en août 2019, tu as fait du chemin. Peux-tu nous résumer les trois dernières années de ton parcours, au regard de projets qui t’auront fait t’émanciper ?

Ces trois dernières années, bien sûr à cause ou grâce au covid, j’ai découvert que d’autres façons de faire du théâtre étaient possibles. Mon rapport à la création n’a cessé de se réinventer et d’évoluer au grès des projets. Mon parcours m’a amenée tout particulièrement à explorer le rapport à la rue et au contexte urbain : comment trouver le chemin le plus court possible entre le théâtre et mon public a été une vraie question que je me suis posée durant toute cette période de mutation.

J’ai appris plus que jamais à me réactualiser dans mon rapport au monde et dans ce que je veux raconter et ce à travers trois aventures essentielles et marquantes. Ces trois aventures prennent comme point de départ le lieu où elles s’inscrivent, le contexte très spécifique où elles se déroulent. C’est le lieu qui dicte ses lois : qu’est- ce qu’il permet ? Qu’est-ce qu’il refuse ? qu’est-ce qu’il cache ? Qu’est- ce qu’il met en valeur ? J’ai découvert la richesse de dialoguer avec la ville ou un territoire donné, rencontrer ses habitants et se laisser faire par la beauté aléatoire qui peux en ressortir.

J’ai donc eu envie de m’inscrire dans un territoire tout en multipliant les aventures inédites. M’inspirer du réel et des lieux, faire résonner d’autres histoires dans d’autres décors. Trouver d’autres chemins pour faire un théâtre à la fois participatif, populaire exigent et poétique.

La première aventure a été « les bancs publics » par laquelle j’ai souhaité dresser un portrait intime, historique et musical de la ville de Luxembourg en faisant un inventaire des belles choses passées, présentes, et à venir, par le biais d’un parcours déambulatoire au cœur de la ville. Dans cette performance poétique où je m’appuyais sur des statues de femmes – La grande Duchesse Charlotte place Clairefontaine, La Nana de Niki de St Phalle transformée en Mélusine… –, les imaginaires et le réel se frottaient, se superposaient, se bousculaient dans l’espace public en faisant naître un lieu chargé d’histoire(s), entre fictions et fantasmes : un banc, une statue, une place... devenaient des supports et les prétextes, qui servaient à créer un espace aux nouveaux contours.

J’ai voulu superposer une accumulation de dates, créant un cadavre exquis, un millefeuille de réalités et fictions. Ce projet était une réponse à un appel d’offres de projets « hors les murs », initié par les Théâtres de la ville de Luxembourg et le Kinneksbond de Mamer, pour trouver des formes théâtrales en extérieur et répondre aux contraintes imposées par le covid. J’avais l’impression que les statues se mettaient à parler sous mes yeux et que je ne pourrais jamais plus regarder cette partie de la ville de la même façon.

Ensuite il y a eu EKINOX la fête des rêves, ce spectacle grandiose orchestré par Alexandra Tobelaim et Sophie Langevin, initié par le NEST à l’occasion de Esch 2022 - Capitale européenne de la culture. C’était un spectacle qui débutait par un banquet avec 500 personnes sur la grande place de la ville d’Aumetz. Les acteurs et le public partageaient leurs rêves, avant de se prolonger par une immersion grandeur nature dans une parenthèse onirique. Il y avait des musiciens, des artistes de tous horizons, plusieurs dizaines de choristes, des danseurs du territoire et trois chefs cuisiniers. De nouvelles rencontres incroyables, notamment avec la compagnie Rara Woulib de Marseille, qui conçoit l’art comme « un prétexte pour créer du lien et s’inspire des rituels de certaines sociétés traditionnelles et les fait résonner dans notre espace commun ». La soirée s’est terminée par un grand bal. Je suis persuadée que les habitants n’auront plus la même perception de leur village. Par la déambulation les corps s’engagent et font partie intégrante du spectacle, le modifient, le chargent de leurs réflexions, de leurs rires… Pour se faire, des artistes et des anthropologues sont partis à la rencontre des habitants pour les interroger sur leur rapport au sommeil et aux rêves. Ces témoignages ont constitué une matière vivante qui m’a énormément touchée et intéressée.

Et puis, il y a eu le spectacle Nos vies seront heureuses mis en scène par Brice Montagne au Bâtiment 4, dans le cadre du projet « Future » du Cell et de Esch 2022 - Capitale européenne de la culture. Là c’est le public qui décide de la fin du spectacle, sous trois scénarios possibles, selon le vote du public. En effet il s’agit d’un spectacle participatif et immersif. Pour cela nous sommes allés à la rencontre des Eschois pour connaitre ce qu’une vie heureuse demande comme organisation, besoins, ajustements. Le public était plongé dans la vie d’une famille qui se demande comment sauver la planète et comment offrir un avenir vivable à ses enfants. Il doit tour à tour voter, et prendre des décisions collectives qui engendreront des conséquences différentes. Les différentes salles du bâtiment 4 ont servi de décor réel pour une cuisine, une cafétéria, un bunker, ou un centre de réfugiés. Le public était plongé dans une expérience unique dont il est le héros, et les échanges qui ont suivi les représentations étaient d’autant plus riches et authentiques qu’ils ont participé activement au déroulé du spectacle.

Et enfin, les murs parlent qui découle forcement de ces trois expériences.

Dans tes plus grands highlights récents, ton spectacle « Petit Frère - la grande histoire Aznavour » que tu co-met en scène avec Gaëtan Vassart, a été choisi pour représenter, avec le soutien financier du ministère de la Culture et de Kultur | lx, la création théâtrale francophone grand-ducale dans le cadre du Festival OFF d’Avignon 2023. La pièce sera jouée du 7 au 29 juillet, à la Caserne des pompiers, lieu de programmation de la Région Grand Est dans le cadre de sa convention avec le ministère de la Culture du Luxembourg. Comment as-tu reçu cette nouvelle et comment t’y prépares-tu ?

J’ai reçu cette nouvelle comme un cadeau merveilleux et inattendu la veille de noël. Ce spectacle est né il y a trois ans d’une stupéfaction. Stupéfaction de découvrir l’ancrage historique et la profondeur d’un personnage dont on croyait tout savoir et dont on s’aperçoit qu’on ignore tout. Les succès, les paillettes, ça on savait, mais personne ne nous avait dit que chez les Aznavour, avant Charles, il y avait Aïda. Sa sœur presque jumelle, son inspiratrice, une femme libre et affirmée qui lui a ouvert le chemin du Music-Hall et qui fêtera ses 100 ans cette année ! C’est l’histoire d’une famille deux fois percutée par le train de l’Histoire du 20e siècle. Une famille qui a connu la mort et l’exil avec la première guerre mondiale et le génocide des Arméniens, et qui a fait preuve d’une bravoure collective inouïe pendant la deuxième. Qui sait que le jour où Manouchian mourait fusillé, sa Mélinée adorée pleurait blottie dans le lit d’Aïda Aznavour ? Que l’appartement familial servit d’improbable refuge tout au long des années de guerre pour des résistants, des juifs, des déserteurs ?

Aujourd’hui, trois ans plus tard, comme tout a changé ! Désormais, c’est NOTRE monde qui est percuté par le train de l’histoire, et le destin de la famille Aznavour apparaît vertigineusement proche ! La guerre est à nos frontières, et les familles Aznavour d’Ukraine se comptent par milliers, l’Arménie est menacée par l’Azerbaïdjan. Pour moi c’est un spectacle de 7 à 77 ans qui réunit tous les publics et c’était une évidence qu’il aille à Avignon. J’ai bien conscience de la chance qui m’est donnée et je compte mettre toutes les billes de mon côté. Grace à Kultur.lx nous préparons également beaucoup de rencontres et de rendez-vous pour créer un réseau sur le long terme. Je me sens accompagnée et guidée. Un mois avant je me préparerais physiquement avec du sport, des cours de chant. Je sais qu’Avignon est un marathon de longue haleine.

À la fin septembre 2021, au Liban, tu fais la rencontre de Marielise Aad, Charlotte Escamez, et Paul Pascot, lors de la dernière pépinière d’artistes de la Commission Internationale du Théâtre Francophone. Vous ne vous connaissez pas et pourtant, ensemble, vous allez écouter les murs parler. Peux-tu nous raconter votre rencontre, et finalement, la genèse de ce projet de création théâtrale, « Les murs parlent » ?

C’était incroyable de se retrouver à seize artistes dans une maison comme celle de Hammana, une utopie vivante dans les montagnes Libanaises. On s’est rencontrés par le travail. On devait écrire presque tous les jours, on se retrouvait pour s’échauffer, on était nourris par des spectacles ensemble, des rencontres et des témoignages. Et au bout d’un moment, des affinités artistiques se sont créés. Le deuxième jour, nous devions nous balader dans le village et écrire sur celui-ci. Charlotte et moi avons écrit sur le même morceau de la ville : une fresque murale. Nos textes se complétaient presque, se répondaient comme un dialogue. Nous nous sommes regardées et c’était parti ! Ensuite notre histoire avait besoin d’une voix masculine pour se développer et nous avons tout de suite pensé à Paul qui est entré dans la danse. Puis ce fût le tour de Marielise. Tout cela s’est fait très naturellement et de façon organique, comme les différentes briques d’un mur en train de s’assembler.

À Hammana, vous découvrez une fresque signée d’artistes espagnols, représentant un moment complice entre l’institutrice du village, Samira et son frère, mort à la guerre. Vous rencontrez finalement Samira, et de là, germe en vous le désir de dialoguer avec ce que peuvent proposer les murs. Tous les quatre, de rencontre en découverte au Liban, vous vous dirigez vers cette question « que veulent nous dire les murs » et surtout sur l’idée d’histoires laissées sur ces murs, se superposant les unes sur les autres… Un an après, en janvier 2023, après avoir reçu la bourse de recherche de cette même commission, vous vous retrouvez de nouveau au Liban pour chercher les histoires qui se cachent derrière les murs, « chercher “les murs qui parlent”, les murs qui portent des histoires », comme vous le décrivez dans votre note d’intention. Mais alors, pour quoi faire ? Peux-tu nous expliquer l’idée et où vous a-t-elle amené ?

Il y avait l’histoire de Samira. Une accumulation d’histoires, de rencontres et de murs dans le Village d’Hammana qui dirigeait notre recherche artistique sur « les murs parlent ». Il fallait maintenant chercher à savoir si tous les murs parlent. Nous avons recommencé, par le Liban, pour se retrouver tous les quatre, et comprendre ce qui nous reliait intimement chacun au projet. Nous nous sommes laissés faire, nous avons laissé les histoires venir à notre rencontre par ces habitants, ses pierres, ses statues.

© Laure Roldan et Charlotte Escamez
© Laure Roldan et Charlotte Escamez

Nous avons accumulé de la matière, compris les cheminements, les relations entre les histoires, les hommes et les traces qu’ils pouvaient laisser sur les murs qu’ils avaient érigés. Nous avons visité des tas d’endroit où les murs pouvaient parler avec toujours cette question : « si les murs parlaient, qu’est-ce qu’ils diraient ? », et les réponses ne sont bien sûr pas les mêmes quand il s’agit de femmes Palestiniennes dans les camps de Burj el Baraj, du cafetier du camp de Chatilla ou du médecin de garde à l’hôpital français de Beyrouth, le jour de l’explosion du 4 août 2021…

C’est une question qui rassemble et crée du dialogue, toutes les personnes que nous avons rencontrées, de Byblos à Baalbek, de Beirut Ouest au Rocher, qu’elles soient sculpteur, artiste ou jeune refugié syrien nous ont parlé d’elles à travers leurs murs. Avec leurs histoires intimes, c’est un peu l’histoire du Liban qui se livre, c’est une mosaïque de souvenirs, d’émotions et de moments. Les murs crient, hurlent, sont fatigués, protègent, enferment, menacent, se fissurent, s’effritent, s’écaillent et se souviennent surtout. C’est vraiment cela que l’on recherchait, les histoires non officielles, les cicatrices, les petites histoires derrière la grande, la fresque d’un peuple à travers ses multiples regards. Quand nous avons abordé les questions, qui va écrire, qui va jouer, qui va se retrouver chef de troupe, j’avoue que la synergie entre nous était tellement profonde que nous n’avons pas eu à distribuer ces rôles, chaque chose se faisant au moment où elle devait se faire.

Du Liban (Hammana) au Luxembourg (Esch-sur-Alzette), en passant par la France (Marseille), vous investissez trois pays pour les relier à travers ces « murs qui parlent ». Vous dites vouloir, « créer une porte spatio-temporelle qui permet de passer d’endroit en endroit ». Concrètement, qu’avez-vous « démurez » pour faire résonner ces trois lieux ensemble, as-tu déjà une ou plusieurs histoires à nous raconter ?

Il faudra sans doute venir voir une de nos sorties de résidence pour avoir des réponses à ces questions. Nous sortons de notre résidence de sept jours au Liban avec une accumulation de matières et de rencontres qu’il faut maintenant digérer et traiter. Prochaines étapes : questionner les murs d’Esch-sur Alzette du 18 au 31 mai, puis ce sera Marseille à l’automne 2023. Trois villes importantes sur deux continents différents qui ont des murs avec des histoires toutes différentes. Même si nous avons déjà commencé à tisser des liens entre les différentes villes par la parole nous devons maintenant voir cela concrètement sur le territoire. Est-ce qu’une histoire pourrait les rassembler ? Est-ce que chaque lieu aura sa propre histoire ? Nous devons répondre à toutes ces questions lors de nos prochaines étapes de travail. De plus, Charlotte, Marielise et Paul ne connaissent pas encore Esch-sur-Alzette. Je me réjouis de leur faire découvrir cette ville riche d’un passé sidérurgique encore présent. Au Liban, Marielise nous confiait qu’en nous faisant découvrir son pays, elle avait l’impression de le voir à travers nos yeux. Je suis tout simplement bouleversée de savoir comment ils vont percevoir le Luxembourg et quelles histoires les murs ont à nous raconter, et si un mur peut en cacher un autre.

© Laure Roldan et Charlotte Escamez
© Laure Roldan et Charlotte Escamez

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