Intelligence artificielle et arts : une mise à jour 2/2

07 mar. 2023
Intelligence artificielle et arts : une mise à jour 2/2

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La première conclusion à propos de la relation entre arts et IA qu’on peut tirer de la discussion générale qui précède est négative. Les œuvres d’art ne font pas partie du type de produits qui peuvent être générés directement par des algorithmes IA parce que les objets et événements artistiques traduisent une intention significative d’individus humains contextuellement situés dans une forme de vie sociale qui permet à leurs créations d’être comprises par d’autres individus humains comme des matérialisations d’intentions créatrices humaines.

Ainsi, les générateurs d’images du genre DALL.E2 ou Midjourney ne créent pas des œuvres d’art. Ils se bornent à produire des images en recombinant, par un processus automatisé et aveugle des éléments puisés tous dans l’immense banque de données imagées qui est à leur disposition. L’efficacité de ce processus, c’est-à-dire le fait qu’il produit des images cohérentes et qui correspondent (généralement) plus ou moins à la demande de l’utilisateur, est due à une combinaison de plusieurs facteurs : d’abord la requête verbale formulée par l’utilisateur ; ensuite un dispositif informatique de type neural network, capable de traiter en parallèle un nombre très important de calculs différents et qui, après une phase d’entraînement extensif, est capable de passer en mode d’auto-apprentissage grâce à une dynamique de deep learning non guidé ; la mise à disposition d’une immense banque de données imagées puisées sur Internet ; enfin, un algorithme particulièrement astucieux, en l’occurrence un GAN, qui met en compétition un générateur produisant des inputs graphiques aléatoires et un discriminateur qui tente de déjouer ces inputs en les corrigeant à la lumière d‘une consultation de la base de données.

Tous ces processus sont purement formels et aveugles quant à ce qu’ils « cherchent » à produire. Il y a une seule exception : la requête qui enclenche le processus de génération. Elle traduit bien une intention. Mais elle est humaine et non machinique. C’est elle qui biaise le travail de l’algorithme en faveur d’éléments iconiques susceptibles de produire une image qui respecte (plus ou moins) ses intentions (celles de la personne). Bref, si on cherche un créateur dans cette affaire, le seul candidat acceptable est la personne qui formule la requête. Mais peut-on réellement dire que c’est elle qui a créé l’image, puisque la production de cette dernière est un processus automatique dans lequel l’utilisateur ne peut pas intervenir ?

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Image générée par DALL.E2 à partir de la requête : « AI artist »

Le 22 février de cette année le Copyright Office américain, qui avait issu un copyright pour une bande dessinée – Zaria of the Dawn de Kris Kashtanova - dont les images avaient été produites par Midjourney grâce à des requêtes formulées par la créatrice du livre, a annulé rétrospectivement la partie du copyright concernant les images individuelles, arguant du fait que l’auteur n’était pas le « mastermind » derrière elles, puisque « l’output spécifique de Midjourney ne peut pas être prédit par les utilisateurs ». Selon cette décision c’est bien le mode de production des images qui explique le refus de les considérer comme étant l’œuvre de l’artiste concerné. On pourrait objecter que Midjourney permet cependant un travail de postproduction qui peut être effectué à l’intérieur même du logiciel grâce à des ressources de postproduction qui en font partie, mais cela ne change rien au statut de la génération des images lui-même.

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Une page de la bande dessinée Zaria of the Dawn de Kris Kashtanova

Mais il faut peut-être élargir le débat. Des œuvres dont les éléments iconiques voire l’incarnation matérielle comme telle n’ont pas été créés par l’artiste existent depuis fort longtemps. C’est le cas par exemple des ready-mades de Duchamp. Ni la pissotière de Fontaine, ni la roue de bicyclette, la fourche et le tabouret de Roue de Bicyclette, ni le séchoir à bouteilles de Porte-bouteilles n’ont été créés par l’artiste et pourtant ils sont considérés comme faisant partie des œuvres en question. Sous une forme un peu différente la même chose vaut pour les collages qui utilisent des images découpées, et qui constituent une pratique artistique classique depuis au moins les années vingt du 20e siècle. Il suffit de penser à Schwitters Max Ernst ou, plus récemment, Robert Rauschenberg. Une œuvre d’art peut donc fort bien contenir des composantes qui n’ont pas été créées par l’artiste. Par conséquent, le fait qu’une image IA ne peut pas constituer en elle-même une œuvre d’art (humaine) ne lui interdit nullement de pouvoir fonctionner comme composante d’une œuvre d’art. Et ce qui vaut pour les images vaut aussi pour les autres objets produits par des logiciels IA, par exemple des sons ou des textes.

En fait le statut ambigu des produits générés par IA est une opportunité pour développer des projets artistiques innovants. Et contrairement à ce que le buzz actuel autour des générateurs d’images voudrait nous faire croire, des œuvres d’art thématisant des problématiques relevant de l’IA existent depuis au moins vingt ans. Je me limiterai ici à un seul exemple, celui de Grégory Chatonsky, artiste franco-canadien qui travaille avec et autour de l’IA depuis 2003 et qui est l’auteur d’importantes installations avec des composantes IA. Son œuvre est exemplaire en ce qu’il ne se borne pas à exploiter naïvement les ressources de l’intelligence artificielle, mais qu’il en déconstruit les ressorts, en interroge les présupposés, en explore les conséquences sociales, et plus généralement anthropologiques, et met en évidence la dimension dystopique des messianismes technophiles qui se greffent dessus.

Le risque de la fixation obsessionnelle sur les générateurs d’images (et dans une moindre mesure sur les chatbots) est que nous nous retrouvions avec une vue trop restrictive des possibilités artistiques de la problématique de l’IA, y compris en ce qui concerne ces générateurs d’images. Ainsi actuellement l’exploration de ces possibilités s’intéresse presque exclusivement, dans une visée d’ « artification », à la tentative de faire accepter les images IA comme des œuvres d’art autonomes. Les conséquences artistiques de ce programme restreint ne sont pas toujours heureuses. Il existe certes des œuvres intéressantes s’inscrivant dans ce programme, mais ce n’est pas par hasard qu’elles sont essentiellement créées par des chercheurs en intelligence artificielle, capables de construire leurs propres bases de données ad-hoc, d’adapter les algorithmes à leurs projets, bref de maîtriser l’outil plutôt que d’être maîtrisés par lui. Mais la plupart des projets d’artification actuels exploitent directement les API Internet de type Midjourney et DALL.E2. Or, il est difficile de nier le caractère stéréotypé et esthétiquement pauvre des images produites par ces générateurs : elles sont sans profondeur, que ce soit au niveau perceptif, au niveau imaginatif ou au niveau conceptuel. Leur trivialité ou du moins banalité n’est d’ailleurs pas étonnante, puisqu’elles exploitent les images stockées sur Internet qui elles même sont dans leur immense majorité des images banales à fonction illustrative.

On peut espérer que cette fascination pour les images elles-mêmes dans leur joliesse un peu insipide, s’estompera assez rapidement en faveur de projets artistiques dans lesquels les images ne seront plus le but ultime de l’œuvre mais un de ses moments ou une de ses composantes. Comme ce fut le cas pour la plupart des innovations techniques qui ont touché par certains de leurs aspects aux arts, par exemple la photographie et le cinématographe, l’enjeu proprement artistique de l’IA réside sans doute davantage dans ce que les artistes feront à partir de et avec cette nouvelle technologie plutôt que dans son utilisation naïve.

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