5 questions autour de Explorer - Catherine Lorent

12 déc. 2022
5 questions autour de Explorer - Catherine Lorent

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Récompensée en 2021 du Prix Grand-Duc Adolphe, Catherine Lorent est depuis bien longtemps l’une des artistes consacrés du pays. En témoigne cette exposition « Explorer », sorte de rétrospective montrant l’évolution de son travail jusqu’à ses projets en cours… Une heureuse présence au Luxembourg de l’artiste qui y est née et y a grandi. Car, bien que son atelier soit installé depuis plus de quinze ans à Berlin, Lorent ne décline pas sa vie d’artiste dans un « quelque part », mais plutôt dans un « univers » liant musique post-punk et arts visuels contemporains, à l’instar de ses frasques sous son projet musical Gran Horno et de certains de ses projets artistiques au long court tel que Relegation, initié pour son occupation du Pavillon du Luxembourg, lors de la 55e Biennale d'Art de Venise en 2013. Depuis le début de ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Karlsruhe l’artiste n’a eu de cesse que de parfaire une éducation artistique exemplaire, tout en déconstruisant ces préceptes à grand coup de fusion entre art et musique, abstraction et figuration, références pointues et clin d’œil pop, impro’ et concept. C’est à cette magie de la Gesamtkunstwerk – l’œuvre d’art totale – à laquelle Lorent nous a habitué et Explorer relate une vie à construire cela, le flash-back d’une carrière, où s’imbriquent aussi des désirs enfouis, griffonnés sur son livre de sketch, et qui n’attendent qu’à en sortir… Par cette exposition Lorent veut faire entrer les spectateurs dans l’échange, avide de faire s’entrechoquer traditions culturelles et élucubrations artistiques, l’excentrique artiste installe au cœur de son exposition, à même une grand toile monumentale tirée jusqu’au plafond, un jeu de quille, symbole du Luxembourg d’antan d’où l’artiste est originaire et duquel elle cultive un amour profond. Ainsi, dans son exposition investissant le fumant Pavillon du Centenaire, a.k.a la Galerie Schlassgoart, Lorent nous invite à explorer son for intérieur, ses visions d’artiste, sa magnifique folie douce. Ça fini le 24 décembre, précipitez-vous !

CL
Photo du vernissage de Explorer © Henri Goergen

Jusqu’au 24 décembre, dans le cadre de son partenariat avec le Cercle Artistique de Luxembourg, la galerie Schlassgoart présente un ensemble de tes travaux rassemblés sous le titre « Explorer ». Pourrais-tu nous raconter la genèse de cette exposition ?

Je ne voulais pas refaire une exposition sous le même format que « Relagation ». Je voulais inscrire cette exposition dans d’autres états d’âme. « Explorer » est un thème qui réunit les arts, la science, mais également les façons d’investir un espace d’exposition, « les moyens d’installation » de ton travail au cœur d’un lieu. La première exposition que j’ai faite dans ma vie c’était en 2001. J’étais à l’Académie des beaux-arts à Karlsruhe, et déjà à l’époque je voulais offrir quelque chose de ludique aux gens. J’ai donc mis en œuvre d’art un solitaire fait avec de la résine artificielle, et j’ai invité le public à y jouer. C’était une œuvre contrastée dans le sens où deux choses de même nature se révélaient être très différentes. Ici, cette exposition est guidée par trois choses, la spontanéité, l’intuition et la curiosité, tout cela mis en relation avec une dimension participative offerte au public d’abord par le jeu de quille qui domine le cœur de l’espace central de la galerie. Ce jeu de société est connecté à un setup technique pour concert qui permet la production de sons, de musique, quand la boulle percute les quilles. De façon constante dans mon travaille je souhaite lier mes œuvres visuelles à la musique par des modules différents. Je suis toujours très influencée par le principe de « Relegation » que j’avais appliqué il y a une dizaine d’années pour le Biennale de Venise, où il était question d’être immergé dans l’œuvre par le son. C’est le contraste que je recherchais pour cet espace immense, par ces deux toiles en confrontation, et ce rideau de scène, qui constitue une œuvre monumentale réagissant au rayon du soleil pour phosphorer la nuit. Une toile que j’avais déjà utilisée lors d’un de mes concerts il y a quelques années et que j’ai retravaillé pour pouvoir intégrer le jeu de quilles au centre. L’idée était d’ancrer tout de suite le spectateur dans le thème qu’est « Explorer », et de lui permettre d’expérimenter de nouvelles choses au niveau sonore, comme au niveau visuel. Ces œuvres de la partie centrale constituent une forme d’orchestre et au finissage de l’exposition j’aimerais aller encore plus loin et réaliser une performance multi-instrumentale. J’ai vraiment envie d’investir ce lieu et de créer de nouveau contrastes dans ce lieu post-moderniste d’un autre temps qui s’oppose un peu à mon monde plus ancré dans les années 90, le grunge, le sans Internet, l’analogue… Cette exposition rappelle cela, et j’y montre aussi de nouvelles œuvres, ouvrant à d’autres pistes de mon travail, tout en poursuivant d’autres projets entamés il y a des années…

La musique occupe physiquement comme théoriquement les moindres recoins de ton œuvre, le titre de cette dernière exposition en est frappant… Explorer est une exposition à double sens, évoquant à la fois la mythique guitare Gibson Explorer et le sens premier du terme, « parcourir, visiter une contrée ou un lieu mals connus ou inconnus, en les étudiant avec soin ». Tu nous explique cette duale perspective qui a fondé ton exposition ?

J’ai toujours été fascinée par la NASA qui donne des noms du même type à ses missions. Des noms qui reflètent des états mentaux. Pour moi il s’agit toujours d’une association au monde, et la musique en général représente cela. La musique occupe une énorme place dans mon travail, c’est l’un des fondements de ma pratique artistique et c’est quelque chose qui a évolué dans ma pensée aujourd’hui encore plus face à cette exposition où quand on y entre, le première chose qu’on découvre ce sont des vinyles, puis un ampli au cœur d’une toile gigantesque. On comprend qu’on va très vite rentrer dans quelque chose de musical, à nouveau, même si ce n’est pas l’unique voie de cette exposition.

L’idée n’est pas seulement d’exposer mes vieux souvenirs en tant qu’artiste… Quelque chose a germé dans ma pratique ces dernières années et m’a changé d’une manière ou d’une autre. Je suis désormais batteuse professionnelle, autodidacte, guidée par un batteur célèbre de Berlin, et dans ce sens, mes travaux autour des instruments de percussion prennent de plus en plus d’essor dans mon travail. Quand au départ, je travaillais surtout avec des instruments à cordes, appartenant principalement à l’idée d’un groupe post-punk et à cette idée de définition atmosphérique de mon travail, aujourd’hui les choses s’étoffent et se complètent.

L’idée n’est pas seulement de faire l’apothéose de cette guitare, « explorer » est un terme qui désigne aussi ce qui se passe dans cette exposition. Ce n’est pas seulement moi qui « explore » mais nous : l’artiste, les œuvres et les visiteurs qui voient ce lieu investi différemment, presque d’une façon surréaliste. C’est un espace très original, rien que dans son implantation sur un canal, avec les canards qui déambulent en dessous… Ainsi, ça me semblait faire sens de présenter des œuvres de ma série « Marais », une série qui met au jour une forme de dystopie dans la représentation de paysage de marais, sur lesquels des maisons kitsch culminent. On retrouve à nouveau cette idée de contraste entre le fait d’explorer des sujets complètement anodins, et les mettre en valeur, d’en faire l’apothéose. Et en découvrant la série dans la visite de l’exposition, plusieurs histoires existent et se déroulent au fil des tableaux…

Dans ta série Apotheosis_Anodin1, introduite dans ton exposition Explorer, tu convoques un hommage somptueux à l’« anondin ». En posant ton regard sur des paysages de l’ordre du banal, tu fais l’apothéose de ce qui peut paraitre insignifiant au quotidien mais se révèle comme sublime, sous ta vision artistique. Pourquoi porter ton regard sur ce que personne ne regarde ?

En effet, j’y pose un regard que personne d’autre n’offre à ces paysages. Apotheosis_Anodin1 est une série assez récente que j’ai décidé de développer avec de la gouache sur le papier. J’ai commencé par décliner des blasons, des armoiries, sur lesquelles j’ajoute des paysages anodins. J’enregistre en fait des paysages sur lesquels personne ne s’attarde. Autour des quatre éléments que sont la terre, l’eau, le feu, l’air, l’idée est une sorte de « retour à la simplicité », par le biais de paysages quotidiens du Luxembourg. Au Luxembourg tu trouves beaucoup de maisons abandonnées, et j’adore cette forme de nostalgie que ces maisons transportent. Tout cela s’imbrique sous la forme de dessins d’arrières cours que j’ai réalisés, ou de photos comme celle d’un petit jardin ouvrier que Serge Ecker m’a offert. Cette série est une entrée dans un autre temps, avec une esthétique très archaïque, et livrant la déclinaison d’autres mondes, de plusieurs univers tant chaque blason définit un nouveau royaume, une nouvelle allégorie.

En même temps, je voulais aussi montrer des travaux plus symboliques et abstraits, comme ceux de ma série Doom, que je développe depuis une vingtaine d’années. Ici, je mets en scène des éléments complètement basiques comme le triangle. Je l’utilise de façon onirique, en allant jusqu’à placer un visage dans l’intersection de deux triangles, en essayant de faire en sorte que le haut soit identique au bas, et inversement… Ce sont des sortes de dessins automatiques qui représentent un peu l’idée d’intuition. Ces dessins pourraient être associés à une prise de drogue, même si personnellement je n’en prends pas du tout. Dans mon processus, je m’enferme dans mon atelier, et j’écoute de la musique. Je ne sors que quand l’œuvre est finie. Je peux passer une semaine entière enfermée à travailler sur une œuvre. Il y a un côté obsessionnel dans mon travail.

CL
Photo du vernissage de Explorer © Henri Goergen

Dans une autre dimension de l’exposition, comme dans la pièce Nude Explorer TAPED, tu évoques ta passion pour le Rock, et tu introduis un débat sur la condition de la femme instrumentaliste sur cette scène musicale. Est-ce une façon de te mettre en scène ?

Ces toiles viennent d’une véritable volonté de peindre, mais sans forcément me mettre en scène, ce sont des personnages qui portent aussi cette volonté de représenter la femme dans la musique. Là, cette toile vient d’une performance musicale où la musicienne finit nue, et se constitue un bikini-guitare pour se cacher le haut et le bas… Certains concerts sont parfois un peu fous. Et autour de cette folie, il y a l’image de la femme dans la musique. Personnellement, j’ai toujours voulu être dans un groupe dès le lycée, et déjà là, on accordait une importance au sexe et au genre. Être une femme était un « problème ». On était défini par cela, une femme ne pouvait pas être aussi bonne musicienne qu’un homme. Un facteur qu’on observe aussi dans les arts visuels finalement. On expose principalement des artistes masculins, encore aujourd’hui, bien qu’au Luxembourg ce soit quelque chose qu’on voit moins, pour l’instant. Je suis habitué à travailler avec des hommes, mais je me rends compte d’une certaine réalité. Je constate cela, je ne dis pas qu’il faut ne voir que des femmes dans la musique, etc. Je trouve ça intéressant de faire des recherches sur le monde musical et découvrir des groupes de métal constitués uniquement de femme comme Nervosa, par exemple. Beaucoup de gens les écoutes aujourd’hui, non pas parce que ce sont des femmes, mais parce que c’est un bon groupe de métal, très qualitatif. C’est pour moi très inspirant pour les jeunes femmes de se dire qu’elles peuvent prendre une guitare et en faire quelque chose…

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Photo du vernissage de Explorer © Henri Goergen

Dans cette exposition tu te joues de ton spectateur en l’emmenant tantôt vers une sensible poésie, tantôt vers des discours mordants, et tantôt vers un troisième degré plus ludique à l’image de ton jeu de quille placé au centre d’une toile imposante recouvrant le sol… À quel point ce détachement est important et significatif dans ton travail artistique ?

Dès l’ouverture je voulais qu’il existe ce côté participatif du public autour de cette installation type live. Si j’avais pu avoir le budget pour le faire comme si on était au Berghain, avec un mur de son, je l’aurais fait comme ça. J’ai cette envie de « monumental ». Pour cette exposition, je voulais d’abord et avant tout pousser ceux qui ne connaissent pas l’art contemporain à le découvrir… C’est pour cela que j’avais à cœur d’offrir une dimension ludique dès l’entrée dans la galerie. Ma vision de l’art contemporain est de pousser les gens à s’amuser et de rendre les choses beaucoup plus attrayantes et le plus accessible que possible. Ce côté participatif a pris une grande place dans mon travail, aussi parce que par ce biais je peux libérer une forme d’humour. Je n’ai pas la volonté de me positionner du côté snob de ce domaine. La musique détient cette « immatérialité », c’est à dire qu’elle fonctionne le mieux en étant partagée avec un public. Ce côté collaboratif que l’artiste offre au public, c’est vraiment quelque chose que j’ai compris avec le temps. C’est quelque chose qui m’a percuté grâce à la musique mais qui s’applique à tous les arts. J’ai conscientisé au fur et à mesure du temps, et à mesure de ma carrière qu’il faut être flexible vis-à-vis des spectateurs et savoir quand monter ou baisser le volume.

Avec ce bagage, et tout ce travail encore foisonnant, j’aimerais évidemment aller plus loin dans mes idées déclinées dans cette exposition. Maintenant, je suis indépendante, j’essaye de survivre, et je me réorganise à nouveau, pour la quatrième fois. Face à l’inflation, il y a toujours une forme de résilience à adopter et aujourd’hui, je suis vraiment ouverte à une collaboration avec une galerie. J’ai l’impression qu’on pense que je suis une « artiste berlinoise », mais véritablement dans l’avenir j’aimerais travailler avec une galerie, et pourquoi pas, avoir la possibilité de placer cette exposition à un autre niveau. Ces rêves dans la tête, pour l’heure, en parallèle je dois m’occuper de mon nouvel album qui a été mis en ligne récemment, et je prépare une belle clôture de cette exposition à la Galerie Schlassgoart… Je n’ai pas le temps de m’ennuyer.

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