Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 4/4

25 nov. 2022
Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Unité et diversité

Il est intéressant de noter que c’est le respect de la diversité culturelle (et linguistique) qui est mis en avant dans les lignes générales du programme d’action culturelle de l’UE, et que la question de l’unité n’est posée (du moins explicitement) qu’au niveau de la politique du patrimoine (donc de ce qui nous a été transmis du passé). On peut y voir l’expression de la prudence de l’autorité européenne, préférant ne pas s’engager dans un conflit avec les États membres dont une grande partie font de la culture et des arts un enjeu de fierté nationale. Cela se comprend facilement : la culture et les arts ont joué un rôle souvent central dans le réveil national et dans l’émancipation nationale de beaucoup de peuples européens au XIXe et au XXe siècle. Ce fut le notamment de la Belgique, du Luxembourg, de la Grèce et de l’Italie au XIXe siècle, et d’une grande partie des pays d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, ou encore de l’Irlande, au XXe. Dans toutes ces émancipations le développement d’arts nationaux (puisant généralement dans les arts ethniques des populations concernées) a joué un rôle central dans la constitution de leur identité nationale, et elle reste un élément important de la mémoire collective et de la cohésion sociale.

Cela permet aussi de mieux comprendre pourquoi les documents européens officiels s’abstiennent de donner une définition précise de ce qu’ils entendent par la notion de « culture ». Sur le site de la Commission Européenne (page : Créativité et Culture ») on peut lire : « Aucun des documents fondateurs de l’Union européenne ne propose une définition stricte et restrictive de la culture, la laissant à la discrétion des États membres et des particuliers pour la définir, en fonction de leur sensibilité nationale, locale et individuelle. » Et effectivement, on sait bien que, selon les pays, l’extension de ce qui relève de la culture, et davantage encore de ce qui relève des arts, varie. Mais bien sûr, elle diffère aussi à l’intérieur d’un même pays, selon les institutions, les groupes sociaux, les contextes et, last but not least, les individus. Cela semble être dû au fait que la notion de « culture », si on excepte son usage en anthropologie, où elle désigne l’ensemble des représentations, quelles qu’elles soient, qui circulent dans une société donnée, comporte presque toujours une importante composante évaluative. Les notions de « culture », et davantage encore d’ « art », sont des notions laudatives et non pas neutres. Appliquer un de ces deux termes à une activité humaine ou à un produit d’une activité humaine n’est donc jamais anodin. D’où leur caractère disputable et disputé. Il est donc sans conteste sage de ne pas en proposer une définition forte, qui risquerait fatalement d’être contestée.

A la place d’une définition stricte, la base juridique du programme « Europe créative » de 2014-2020, qui est le programme de l’Union européenne spécifiquement consacré au soutien à la culture, fournit ce que la commission appelle une « définition ouverte ». En réalité il s’agit d’une simple énumération non exhaustive des secteurs socio-économiques qui à des titres divers sont – ou se revendiquent - « culturels » ou « créatifs ». On lit ainsi : « Les secteurs culturels et créatifs comprennent entre autres l'architecture, les archives, les bibliothèques et les musées, les métiers d'art, l'audiovisuel (y compris le cinéma, la télévision, les jeux vidéo et le multimédia), le patrimoine culturel matériel et immatériel, le design, les festivals, la musique, la littérature, les arts du spectacle, l'édition, la radio et les arts visuels. » L’expression importante dans cette énumération est l’expression « entre autres » : elle laisse ouverte la possibilité d’adjonction, ad libitum, c’est-à-dire « laissée à la discrétion des États membres et des particuliers », d’autres activités.

Cependant l’insistance sur la diversité (plutôt que sur le processus d’unification transnationale) ainsi que l’abstention de toute définition stricte de ce qui relève et de ce qui ne relève pas du champ culturel ou du champ artistique (et par extrapolation de la frontière - éventuelle- entre les deux) ne s’expliquent sans doute pas uniquement par un souci de prudence. Dans bien d’autres domaines, ceux du politique ou de l’économique par exemple, l’UE ne manque pas d’être interventionniste quitte à entrer en conflit avec certains États. La raison principale de la retenue dans le domaine de la créativité et des arts me semble être que les autorités européennes compétentes ont compris que le domaine de la créativité et des arts est un domaine a-nomal, c’est-à-dire un domaine de la société dont le développement ne saurait être ni planifié, ni guidé, ni régulé (sinon de façon marginale et largement aléatoire par le marché, la commande ou le mécénat). Certes, dans les communautés humaines dans lesquelles les arts et la création sont totalement immergés dans les priorités, les valeurs, les angoisses, les espoirs, etc., de la société globale, ce caractère a-nomal n’est pas visible, parce que les artistes sont alors spontanément en phase avec le reste de la société. Mais c’est une situation rare, qu’on trouve tout au plus dans certaines microsociétés traditionnelles. Dès que des centres de pouvoir, ou des centres institutionnels de décision émergent, toute velléité d’intervention par ceux-ci fait naître des situations de conflit, même si, en présence de pouvoirs répressifs forts, ces conflits restent souvent larvés. Quant aux sociétés démocratiques, basées sur le respect des libertés individuelles, elles excluent statutairement toute contrainte dans le domaine artistique et créatif.

Ceci explique aussi pourquoi l’unité de la culture artistique européenne que veut promouvoir l’UE ne peut se traduire que par un soutien au développement de la diversité et à la multiplication des échanges entre ces diversités quelle que soit d’ailleurs leur nature. Bref l’unité visée ne peut pas être celle d’une identité « substantielle », mais uniquement celle d’une unité dans la diversité. Comme toute vie, la vie des arts est d’autant plus forte qu’elle est diversifiée. C’est donc paradoxalement leur potentiel de diversification qui est le véritable potentiel d’unification des arts.

CE
Ill. 6 : La diversité créatrice européenne vue par le programme européen Culture et créativité (image illustrant la présentation du programme sur le site de la Commission Européenne).

La réserve à laquelle l’Europe est tenue quant à la définition de ce qu’est la culture et quant aux programmes nationaux poursuivis par les différents États, présuppose implicitement que laisser chaque pays membre suivre sa propre voie va se traduire non seulement par une ouverture accrue des différentes cultures les unes aux autres mais aussi par un processus de diversification accrue de chaque culture nationale. L’idée que certains États membres puissent au contraire profiter de cette latitude pour définir la culture de manière plus restrictive que ne le fait la définition ouverte de l’UE ne semble pas avoir effleuré les responsables européeens. C’est pourtant ce qui se passe actuellement en Hongrie qui non seulement met la célébration du patrimoine national plutôt que le développement de la culture vivante au centre de sa politique culturelle, mais exerce aussi des pressions financières sur les artistes afin de limiter le plus possible le développement des tendances créatrices que le gouvernement et le parti Fidesz considèrent comme incompatibles avec l’identité de l’Europe, qui selon eux est foncièrement chrétienne. Comme la culture relève des politiques autonomes des différents États, l’UE ne peut pas intervenir au nom des valeurs de celle-ci, mais uniquement en invoquant de principes plus généraux, telle la liberté d’expression. Ceci impose un positionnement défensif, alors qu’une véritable politique culturelle et artistique commune exigerait peut-être un positionnement plus offensif.