Entretien avec Philippe Kratz

11 nov. 2022
Entretien avec Philippe Kratz

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Né à Leverkusen en 1985, le danseur et chorégraphe Philippe Kratz est issu du Tanztheater, un art combinatoire que Pina Bausch a contribué à populariser avec Caffé Müller en 1978. Aujourd'hui, après avoir sillonné l'Europe avec la compagnie italienne Aterballetto notamment, Philippe Kratz souhaite dorénavant voler de ses propres ailes. Celui qui a été élu « Meilleur chorégraphe » de l'année 2019 par le magazine italien danza&danza vient de présenter au Trois CL la dernière pièce de sa composition, Open Drift, qu'il évoque ici en même temps que sa relation à la danse classique et contemporaine et à sa propre identité afro-européenne.

 

Comment définiriez-vous l'art que vous pratiquez ?

S'il fallait définir la danse, puisque vous m'y invitez, je dirais pour ma part qu'elle provient toujours d'une étude, d'une recherche, d'une tentative de conceptualisation. Cela est fortement lié à ma formation, puisque je suis issu du Tanztheater, un type de danse très lié aux concepts, aux idées, d'où part toute recherche chorégraphique en ce qui me concerne. Ce n'est pas une forme de danse qui part de l'intuition, mais certes pas seulement. Après le Tanztheater, j'ai suivi un parcours classique avant de rejoindre en Italie une compagnie de danse contemporaine pendant plusieurs années, Aterballetto.

Comment vous êtes-vous rendu compte que vous étiez plus disposé au contemporain qu'à la danse classique, puisque vous avez connu les deux ? Comment ce basculement s'est-il opéré dans votre carrière ?

C'est arrivé quand j'étais encore à l'école de danse classique de Berlin (staatliche Ballettschule). J'étais conscient que je ne voulais pas adopter une approche de « puriste », que j'étais en recherche de quelque chose d'autre chorégraphiquement parlant. La danse classique a pourtant été un excellent enseignement et m'a fourni une base essentielle. Cela a structuré mon corps, mon travail, en particulier dans le rapport à l'espace. Ce n'était pas cependant le monde dans lequel je souhaitais évoluer en tant que danseur. Après l'école de danse de Berlin, j'ai suivi ensuite deux années de danse néo-classique à Dortmund avant d'intégrer finalement la compagnie Aterballetto en Italie. Car je sentais au fond de moi que la danse classique n'était seulement qu'un moyen, qu'elle me fournissait principalement une base technique. Mais en réalité, ce qui m’intéressait véritablement, c'était d'exprimer des idées, et non de répliquer des histoires déjà connues ou de me complaire dans l'univers esthétique de la danse classique. Un monde dont je viens mais aussi auquel je devais échapper finalement.

Justement, vous avez décidé d'intégrer la compagnie Aterballetto en 2010. Qu'avez-vous retenu de ce passage dans cette compagnie italienne ? Qu'en avez-vous gardé pour votre activité de chorégraphe ?

L'enseignement le plus important qu'a représenté pour moi la danse contemporaine, c'est que l'on est tous différents. Dans la danse classique en revanche, on est toujours unifiés. Il y a un standard qui est maintenu par rapport au fonctionnement du corps. Ce qui est certes très stimulant, et même pour moi nécessaire en tant que danseur. Mais j'ai progressivement réalisé que je ne faisais pas pleinement partie de cet univers esthétique. Avec la danse contemporaine, je pouvais enfin être moi-même et réaliser pleinement mes potentialités artistiques. Je trouve aussi très rassurant et stimulant de pouvoir être situé près du public au cours d'une représentation et d'essayer de le convaincre sur la base d'une proposition chorégraphique.

Si je comprends bien, la pratique de la danse contemporaine a permis d'exprimer votre individualité créatrice ?

Exactement. Mais pas seulement ma seule individualité. Celle aussi à laquelle j'ai été confronté auprès d'autres danseurs et chorégraphes au cours de ma carrière.

Avec la Cie Aterballetto, vous avez conçu notamment Cloud Material (2019), une pièce inspirée de l’œuvre cousue d'Anni Albers (1899-1994). Pourquoi le choix de cette artiste qui demeure aujourd'hui encore peu connue, et cela au sein même du champ des arts plastiques où elle a œuvré au côté de Josef Albers, son mari ?

Ayant grandi auprès de ma mère et de ma grand-mère, j'ai toujours eu un attrait naturel pour des femmes disposant d'un fort tempérament et d'une vision précise et concrète de la vie. Anni Albers correspond sans doute à cela. Mais pas seulement : elle m'intéressait également pour ses objets tissés et ses textes sur le design qu'elle a rédigés dans le cadre du mouvement Bauhaus, sous la République de Weimar (1918-1933).

Puisque vous parlez du Bauhaus, l'interdisciplinarité semble caractériser votre travail. Entre la danse et la poésie de Goethe dans L'eco dell'acqua (2015) ou encore entre l'art du textile et de la danse dans Cloud Material. Vous tissez, à l'instar d'Anni Albers justement, des fils entre les arts. L'interdisciplinarité, c'est quelque chose d'important pour vous ?

Absolument. Pour aller dans votre sens, j'ai également travaillé à partir d'un roman écrit en 1848 par l'écrivaine féministe et anarchiste Luise Aston (1814-1871). Je suis toujours en recherche d'artistes qui peuvent m'inspirer, même avec mes collaborateurs à la lumière, à la musique ou au décor. J'essaie en retour de comprendre ce que la danse peut apporter aux autres arts. Au sein de mes équipes artistiques, je cherche à intégrer des créateurs issus de milieu autre que la danse. C'est peut-être aussi cela la danse, pour répondre à rebours à votre première question : un lieu, un liant pour tous les arts.

Vous avez présenté le 17 septembre la pièce Open Drift au Trois CL. Le thème du hasard, de la rencontre entre deux êtres, ce sont des thèmes importants pour vous à une époque où tout semble programmé et programmable ?

Oui, tout à fait. On essaie de se frayer des sentiers dans la vie mais avec du recul, on s'aperçoit qu'il y a toujours une grande part de hasard dans le déroulement d'une trajectoire. Je suis en effet hostile à l'idée que la vie puisse être décidée à l'avance ; je crois que chaque jour on construit un peu, de soi-même, dans une œuvre ou en famille. Pour autant, il est essentiel de rester disponible à des possibilités de changement, car c'est aussi ce qui nous rend vivants et humains.

J'ai vu que Open Drift s'inscrit dans un projet plus large, intitulé Swans never die ? Pouvez-vous évoquer ce projet ?

C'est un projet avec plusieurs fils conducteurs. Plusieurs théâtres et festivals ont en effet proposé de réaliser des versions différentes à partir d'un même thème : celui de La Mort du cygne, dont la version originale d'Anna Pavlova est devenue légendaire en 1905, d'après Le Carnaval des animaux (1886) de Camille Saint-Saëns (1835-1921). Ils ont souhaité, avec Swans never Die, mener une réflexion sur la mémoire et sur la façon dont les artistes réfléchissent ce sujet lorsqu'ils s'emparent d'une grande œuvre comme La Mort du cygne pour venir la revisiter.

Avez-vous des liens avec la scène luxembourgeoise ?

Je suis très content d'être venu au Luxembourg pour présenter Open Drift. J'y ai quelques amis danseurs, dont Malcolm Sutherland, qui y font d'ailleurs un excellent travail. Mais je connais encore peu la scène luxembourgeoise. Non parce que celle-ci ne serait pas intéressante mais parce que, jusqu'à l'année dernière, j'évoluais principalement dans le cadre d'une compagnie, ce qui me laissait peu de temps pour assister à d'autres pièces malheureusement. Aujourd'hui que j'ai quitté cette compagnie, je peux enfin me sentir libre d'aller là où les choses se passent.

Pouvez-vous enfin évoquer quelques projets sur lesquels vous êtes en train de travailler en ce moment ?

Je ressens vraiment le besoin profond de réfléchir à mon identité, à mon rapport aux cultures avec lesquelles j'ai grandi comme l'Allemagne et l'Italie par exemple... Je m'interroge sur ce que peut être une personne euro-africaine aujourd'hui, mon père étant originaire du Togo. Je souhaiterais créer un lien entre toutes les cultures qui me constituent, les réunir au sein d'une prochaine production chorégraphique.