EN IMMERSION DANS "LEURS ENFANTS APRES EUX"

21 oct. 2022
EN IMMERSION DANS "LEURS ENFANTS APRES EUX"

Auteur: Godefroy Gordet

BACH-LAN LE-BA THI, CAROLE LORANG ET ÉRIC PETITJEAN

Retranscription spectaculaire d’un « monde achevé »

Comme une tradition luxembourgeoise, en entrant dans la salle, plusieurs langues résonnent sous les fracas des réglages techniques. On lève les yeux et constate qu’au plateau est inscrit sur un panneau où se pose la vidéoprotection : « à suivre », métaphore d’un épisode de « récit télévisuel » en approche. Car on le comprend assez vite, ce second roman de Nicolas Mathieu déjà divisé en quatre parties, ont été harmonisées et accordées pour la scène par l’adaptateur Joseph Incardona en collaboration avec les metteur·es en scène, et seront montrées sous la forme d’une série, à l’image de ce qui faisait luire nos écrans de télévision au milieu des années 90. En deux minutes, depuis notre assise sur l’un des fauteuils de la salle, sans rien vraiment voir, on a saisi l’ampleur du projet. Bach-Lan Lê-Bá Thi, Carole Lorang et Éric Petitjean sous l’auréole de ce Prix Goncourt 2018, ont mis en scène une pièce importante face aux maux de chez nous, scéniquement grande et imposante, immense de choralité.

OUVERTURE

Au cœur de la Vallée de la Fensch, dans des lieux fictifs comme Heillange, non sans rappeler Hayange, ou Lameck pour Fameck, on suit Anthony, de ses 14 à ses 20 ans, d’une adolescence « sauvageonne » à l’âge adulte et les « responsabilités ». À l’ombre de la fermeture des hauts fourneaux, et des retombées de crise que cela engendre envers la société, Leurs enfants après eux est un récit d’apprentissage pour tous les personnages mis en relief dans la pièce. Le roman de Nicolas Mathieu sous les yeux du trio de direction pose sur scène la notion du « tout se répète inlassablement », vitrifiant des personnages qui luttent « avec eux-mêmes et leur destin, pour tenter de faire en sorte que les choses ne se reproduisent pas », comme le précise Bach-Lan Lê-Bá Thi, l’une du trio directeur.

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© Marco Pavone

Pour les assister tous, Claire Wagner casque sur les oreilles suit de près le schmilblick avec le sérieux qu’on lui connait depuis qu’elle a mis un pied dans le petit monde bien gardé de la mise en scène. Derrière sa nuque dégagée, son regard est braqué sur l’échauffement du chœur de comédiens et comédiennes interprétant la bande d’adolescents au cœur de l’histoire de Mathieu – comme de beaucoup d’autres de ses histoires d’ailleurs –. Ce training mené par la chorégraphe Claudia Urhausen est sportif, tonique, logiquement corporel et physique. On comprendra plus tard le pourquoi du comment, la troupe s’enjaillant à plusieurs reprises dans des danses endiablées durant plusieurs passages de la pièce.

© Marco Pavone
© Marco Pavone
© Marco Pavone
© Marco Pavone

PÉRIL JEUNE

Smells Like Teen Spirit de Nirvana, symbole terriblement cliché mais savamment puissant bombarde la salle du meilleur de la grunge d’une décennie si lointaine. Au plateau, le groupe d’ado’ s’agite, balance têtes, bras, anches dans tous les sens, pour faire entonner corporellement le « I feel stupid and contagious / Here we are now, entertain us » de feu Kurt Cobain… Sentiment étrange de manque de ce type de star « border » qui faisait avec sincérité et non monnayage. Une nostalgie ennemie s’empare de nous alors que l’énergie en scène est enivrante. Déjà, Leurs enfants après eux provoque ces sentiments mêlés que l’onde de choc de la nostalgie d’une jeunesse dans la vallée, ravive encore plus. D’ailleurs beaucoup de la troupe ont connu ça, ça s’entend, ça se voit, ça rebondit sur les surfaces du décor.

C’est appréciable de voir des groupes d’artistes travaillant à visage découvert, sans rien cacher de leur faille comme de leur entrain à porter ce monument de théâtre qu’est cette pièce autant que le bouquin l’aura été. « On ne sait jamais quand ça part », « il vous faut un top ? », « non mais là c’est le noir », « un noir avec des les lumières bleues » : ci-git l’unique échange scène salle que nous aurons constaté à notre venue. Le travail d’aujourd’hui est très studieux, il s’agit de boucler l’entièreté d’un filage, emprunter les chemins de cette pièce de bout en bout et les dessiner encore plus franchement sur la scène.

DÉBUT

Alors, comme les série-télévisés d’antan, tout commence par un générique, une introduction de l’équipe avec les noms de tous et toutes apparaissant en un joli désuet fondu enchainé sur le panneau de vidéoprotection… Des noms incrustés parmi des images de la vie d’ici, dans ces années-là, celles logées entre l’année de la création de l’Union Européenne, et une glorieuse coupe du monde française, en passant par le début de la série de tous les records rassemblant une bande de jeune new-yorkais en décalage avec le monde, ou encore l’année d’une des sécheresses d’ampleur de la région. Tant de symboles en si peu de temps finalement. Bref, ces années 90, en puissance. Ces années 90 que beaucoup regrettent.

Quelques respirations plus tard, une arme pointée vers le public, et la salle entière a le regard rivé sur un début joué à fleur de plateau dans la douceur symptomatique d’un début de filage. Là, tout s’expose et la grande équipe de ce grand spectacle reste silencieuse quand Valérie Bodson, Joël Delsaut et Nora König invite à entrer dans cette transformation théâtrale d’un roman plein de complexités, du titre jusqu’à sa carrure d’objet de mémoire, comme le décrit Nicolas Mathieu lui-même dans une longue interview accordée à Mediapart et animée par Dan Israël et Lise Wajeman, son roman est devenu un « roman d'apprentissage, une chronique, et le portrait d'une poignée de personnages, d'une époque et d'une vallée ».

© Marco Pavone
© Marco Pavone

Il y a ce syndrome « répétition » où l’ont fait encore plus semblant – que fait semblant l’acteur d’habitude – de fumer, de boire, où la salle pleine de convaincu.e.s rit face à des lignes pas forcément drôles, mais des réussites de jeu, de présence, de prise de possession du texte. Une flopée de signes de la magnifique complicité entre les équipes en salle et en scène. Et le duo Thibault Sartori et Jules Puibaraud comble cette idée de leur prestance et leur exécution sans faille de cette paire de jeune engloutie dans ce monde dépeint par Mathieu.

© Marco Pavone
© Marco Pavone

UN MONDE

Un monde bien difficile à définir selon les mots de l’auteur, « Il n’est en tout cas pas celui des grandes métropoles, ni celui des cités. C’est cette espèce d’hinterland à l’arrière des grands comptoirs de la mondialisation. Il est quand même complexe. Il n’est pas si à l’abandon que ça. C’est un monde qui vivait sur des fonctionnements économiques industriels qui s’est achevé. Et donc une partie de la population est orpheline de ce monde-là ». Là, les personnages articulent leur destin, portés par des comédien.ne.s en grâce, tous et toutes, tels les jeunes et surprenants Mehdy Khachachi et Paul Robert, souvent réunis sous l’adage vidéoprojeté « Live to smoke Smoke to live », comme une rengaine, une blague de gosse à problèmes, ou encore, les exubérantes et bécasses Pauline Collet et Laëtitia Galy, paire glamour de jeunes femmes à l’aube d’un avenir composite, comme l’un des grands symboles d’une jeunesse élevée dans la vallée. Ces rôles fonctionnant par complémentarités, soumis à une dualité d’approche, comme les deux côtés d’un miroir.

Par-dessus ce visible spectacle à succès, Patrick Galbats gambade autour de la scène, shoot et shoot encore à volo. Comme pour ne pas en perdre une miette, le voilà débusquer les images qui serviront avec fidélité de traces à la trace passéiste qu’est déjà cette histoire. Le ballet du photographe laisse pourtant de marbre l’équipe pensante sagement assise en salle. Les écrans d’ordinateur éclairent les visages de l’équipe artistique figée devant ce filage presque trop parfait pour être vrai. Néanmoins, Carole Lorang semble trépigner, le travail posé à la scène, la metteure en scène doit trouver le souffle pour faire avancer plus loin encore l’ambition spectaculaire.

Et finalement quelques crashs de rythme viennent décristalliser ce filage, réveillant le mouvement de la direction artistique. Des stylos tombent au sol. Plusieurs personnes grattent le papier, la pièce est là mais elle grésille un peu, et doit encore être lustrée à la peau de chamois. Il y a une impatience dans les mouvements de certains en salle. Devant la table des décideurs, survolant les gradins, là où sont flanqués de nombreux substantifs alimentaires, des textes de travail sont griffonnés. Et puis, surgit le « à suivre », signifiant la fin de la première partie… Lumière salle, plein feu, silence cathédrale.

DÉBRIEF

L’équipe reste studieuse. Les régisseurs se précipitent au plateau, d’autres vont vers la direction artistique pour mentionner les détails à régler, les fausses notes d’une partition déjà sacrément bien orchestrée. Les gestes de parlotes sont amples, dirigés, précis… Les cinq minutes de mise sont passés, les metteur.e.s en scène révisent leur copie, tandis qu’un certain M. Schmitt, engage la seconde partie par un monologue politico-démago, bonbon humoristique décantant l’ambiance obscur de la fin de la première partie de Leurs enfants après eux version spectacle vivant.

« La mort est bien beau mais il faut boire beaucoup », balance l’une des personnages en ouverture du deuxième acte de ce polyptyque à qui il ne manque qu’un morceau d’histoire pour s’enticher d’une structure théâtrale classique. Mais ce n’est pas l’objet, ici, il s’agit d’une pure histoire de vie, « une chronique » comme rapporté plus haut, un récit romancé mis en théâtre pour le faire vivre autrement. Et Bach-Lan Lê-Bá Thi, Carole Lorang, Éric Petitjean et leurs équipes caressent dans le sens du poil cette mémoire, en y laissant régner le lègue culturel inéluctable que décrit Nicolas Mathieu, non sans un cinglant humour, à l’attention de toute une population, qui pour une bonne partie, s’assied devant elle-même, face à Leurs enfants après eux, pièce miroir d’un monde disparu mais assurément réinventé.

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