Une résidence à la Squatfabrik « Katarzyna Kot »

24 aoû. 2022
Une résidence à la Squatfabrik « Katarzyna Kot »

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Le 6 août dernier, l’artiste luxembourgeoise Katarzyna Kot et le Frame Colectivo tout droit venu du Portugal, faisaient leur « get out » de leur mois passé à la Squatfabrik. Projet des plus captivants dans l’effervescence eschoise, la Squatfabrik et son programme de courtes résidences artistiques ne sont plus à présenter. Kot et le collectif Frame, ont clôturé la seconde session de résidence de cette troisième saison. Logés au Bridderhaus, à deux pas de la Kufa, le duo a pris possession de la galerie Kufaienne, aux allures de centre d’art berlinois, pendant un mois durant pour y « chercher », c’est à dire répondre à leurs interrogations artistiques en présence, et formuler de nouveaux questionnements… C’est en tout cas ce que promet sur le papier ce genre de séjour, la réalité est bien plus complexe et passionnante. Katarzyna Kot héritière d’un Arte Povera, traduit aujourd’hui par une « Cose Elementale », – corrélation de l’homme au centre des éléments et constituants du vivant –, est partie en terre du nord pour « Re-penser la Nature, et s’ouvrir à une conscience du Vivant ». Elle nous explique jusqu’où l’a embarqué son passage à la Squatfabrik…

Katarzyna Kot

Votre travail artistique est intimement lié à votre attachement profond à la nature. Vous vous inspirez de la nature, et vous en nourrissez pour développer vos projets, en y puisant la matière même de votre travail : les arbres d’essences locales, que vous vous astreigniez chaque jour à transformer, sculpter, composer, recomposer. Comment en êtes-vous venue à penser votre démarche artistique sous le prisme de ce véritable langage avec la nature que vous déclinez depuis plus de quinze ans, au-delà d’une idéologie écologique, mais plutôt comme une dialectique très personnelle qui accompagne, de fait, vos œuvres ?

Ma petite enfance a été marquée par de fréquentes excursions dans la forêt et par la cueillette matinale tout aussi fréquente de champignons avec mon père. Absorber la forêt à cinq heures du matin avait quelque chose d’onirique. Même à cette époque, respirer la nature était vital pour moi. Ma sensibilité s'est formée dans les prés et les champs, dans les montagnes, autour des feux de camp et des rivières. Même la façon dont la terre était labourée m'a appris à comprendre les saisons et le temps cyclique. Plusieurs générations de la famille ont été impliquées dans le travail de l'argile. Mes mains étaient donc nécessairement immergées dans la terre. Et puis, la passion de la sculpture sur bois est née à l'âge de 7 ou 8 ans, lorsque j'ai trouvé mon premier morceau de tilleul. C'était une sorte d’illumination, un besoin d'explorer le terrain de la créativité et de comprendre ce bois… puis l'arbre… la forêt… et la nature elle-même. Le lycée et les Beaux-Arts ont ensuite développé mes aspirations, jusqu’au passage à Paris, dans l'atelier de Giuseppe Penone, un des pionniers de l’Arte Povera, qui a inscrit en moi la nécessité d'approfondir mon dialogue avec la nature. C'est ainsi qu'a débuté mon discours ontologique sur la symbiose de l'homme et de son environnement.

Katarzyna Kot

Ainsi, logiquement, dans vos grands questionnements à élucider durant votre mois passé à la Squatfabrik, vous vous êtes demandé, « comment l'art environnemental aborde-t-il notre conscience ? » et « comment dépasser une vision de la nature qui sépare l’humain du reste du Vivant ? »… Avez-vous pu formuler des pistes de réponses, ou d’autres réflexions dans le sens de votre recherche et pourquoi pas ailleurs ?

« L'art crée un espace environnemental, et de même l'environnement crée l'art », G. Celant. Au moment où des mots comme « durabilité » ou « résilience » sont pervertis par les intérêts industriels, nous avons besoin d'un langage difficile à corrompre, de versions conceptuelles secouant les vieux schémas. Ce n'est pas un défi facile à relever, surtout dans le langage très usé de l'art. Il est cependant essentiel de rechercher un nouveau « vocabulaire ».

L’ampleur des bouleversements de l’Anthropocène est telle que les mots pour décrire « les émotions de la Terre » dont parle le scientifique Glenn Albrecht n'existent quasiment plus. Il propose donc une vision du monde radicalement nouvelle pour sortir de la crise écologique. En créant le concept de « Symbiocène » qui se substitue à l’ère Anthropocène nous sommes invités à inventer de nouveaux noms pour qu’advienne un nouveau monde par compréhension de ce qu’est le Vivant. Depuis une quinzaine d'années, nous sommes en train de réaliser que la vie part d'en bas, de l'invisible, du microbiome de milliards de bactéries qui sont en nous et dans le sol. Bientôt nous comprendrons mieux les effets des « bains de forêts », de la marche pieds nus, etc. Nous comprendrons comment les connexions neuronales et émotionnelles se rétablissent en même temps que les écosystèmes.

S'il nous faut impérativement penser autrement le vivant, c'est parce que nous devons maintenant cohabiter avec lui, donc négocier, parlementer, passer des accords... Il nous faut inclure le Vivant – les non-humains – dans nos institutions politiques mais aussi dans nos pratiques artistiques. Il faudra probablement employer un nouvel animisme, qui exprime l’intuition que toutes les choses sont reliées et partagent une force vitale commune, comme le soulignait les philosophes et comme la science le prouve désormais.

Je perçois un travail visuel, artistique de longue haleine, mené par plusieurs créateurs pour changer notre regard sur le « non-humain ». Imaginer, analyser, dessiner et surtout méditer la Nature, aussi in situ... Une pluralité d'approches qui renvoie au contenu du défi contemporain : non plus penser « en surplomb », non plus comprendre abstraitement le vivant, mais le voir, vivre et se mettre à son écoute, se relier à lui, nouer le dialogue. Et, qui sait, peut-être, se transformer à son contact en comprenant que nous sommes sa partie intégrante.

Et peut-être que nous, artistes, serons capables de transfigurer et de transcender la compréhension du néologisme de Gleen, « solastalgie ». Où la création émerge comme conséquence d'une « typologie psychothérapeutique », c'est-à-dire en nommant et en rendant visible ce qui s'érode. Se reconnecter à des visions holistiques et symbiotiques nous permet de comprendre ce qui se passe et de ne pas être submergés par le tsunami de sentiments apocalyptiques qui paralysent l'action. 

« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », slogan militant écologiste.

Aux artistes, il nous sera nécessaire de mener une politique de re-intégration en créant un nouveau langage artistique pour une nouvelle époque de Symbiocène… Les compositions avec des cercles par exemple que j’ai créées pendant la résidence, après avoir imprimé la forme d'une assiette, synonyme de notre vie quotidienne, démontre cette démarche. L’empreinte d’assiette est destinée à évoquer la nécessité de se nourrir par l’idée, de réaliser constamment, dans la vie de tous les jours, que nous faisons partie d'un tout, du grand organisme naturel de la biosphère. Le fond des tableaux est constitué de petits mandalas, empreintes des doigts avec d'extraits d’éléments naturels des espaces verts, boisés et forestiers des alentours d'Esch. 

Katarzyna Kot

Katarzyna Kot

Ce sont des « extraits » de l'espace des forêts, des champs et de la terre rouge, préparés et macérés pour former des pigments. L'exploration de la nature locale est un travail in situ avec la matière primaire. Le processus de création de tels extraits nous permet de revenir à l'essence de la matière que nous transfigurons dans le processus artistique. Sur la base des couleurs naturelles, une estampe a été créée – un monotype, c'est-à-dire une empreinte rudimentaire d'encre – de ces éléments naturels tels que la mousse, les feuilles, la terre rouge, les fougères, etc.

C'est une deuxième couche qui représente le besoin constant de domination de l'homme occidental. Cette pensée dualiste qui vient du courant du naturalisme, de Descartes : « l'homme seul a un esprit et une âme et la nature est soumise à des lois mécaniques ». L’homme perçu comme possesseur et maitre de la nature dans la conquête matérielle, industrielle et proto-technique. Cette pensée cartésienne a radicalement séparé les mondes de la Nature et de la Culture et c'est ainsi que le besoin de séparation de l'humain de non-humain continue à être reproduit aujourd'hui. 

Une nécessité d'une possession et d’une domination.

La dernière image démontre juste des traces composées des pigments, sans l'empreinte noire et représente la coexistence naturelle des éléments du Vivant. Elle en résulte de la compréhension ce que signifie l'époque de Symbiocène. C'est une révolution car notre histoire s'est jusqu'à maintenant articulée autour de ce qui nous surplombait : les grands hommes, les grandes églises, les grands héros, « si les bactéries et les mycorhizes n'avaient pas été invisibles, Descartes aurait tout de suite compris l'intérêt des sciences holistes de la vie et nous aurions eu une éthique, toute différente », explique Glenn Albrecht.

Vos recherches traitent du concept de nature dans le contexte de l'espace intérieur et de l'aspect de l'intériorisation. Dans ce sens, vous citez naturellement l’écrivain et naturaliste français François Terrasson, « l’homme moderne n’en n’est plus à une contradiction près : il pense être le chef-d’œuvre de la nature, mais refuse d’être perçu comme lié à elle ». Finalement, votre travail n’est-il pas plus lié à l’humain face à son environnement naturel, plutôt que l’inverse ?

Ce paradoxe n'est qu'apparent car tout est interconnecté à l'intérieur et à l'extérieur, dans le domaine du visible et de l’invisible… L'homme, en tant que partie intégrante de la nature que j'ai mentionnée, peut se permettre de comprendre à nouveau sa place dans la biosphère. Ils ne sont donc que des formes coexistantes du Vivant, fluctuant dans les deux sens. Car « Le vivant, ce sont des molécules qui se déplacent et entrent en action les unes avec les autres », disait le biologiste Eric Karsenti.

Dans le prolongement des recherches menées lors de la résidence, il s'agit de développer et de créer un concept sculptural d'architecture intérieure verte dans un contexte urbain, afin d'apprivoiser autrement l'animal social qu'est l'homme. Pour nous permettre d'assimiler l'idée de symbiose naturelle et le fait que nous faisons partie intégrante de la nature, que nous sommes la Nature, que nous sommes la Vie, tout comme les nuages, le vent, la mousse et les fougères. Je souhaite activer le paysage intérieur pour inviter à l’intériorisation.

L'ensemble de l'œuvre sera développé par des projections d'installations vidéo à l'intérieur des formes. Des onomatopées auditives et visuelles. À l'heure où la Nature tend à devenir un bien de consommation, nous devons recréer des chemins sensibles à l'égard du Vivant.

En quoi la Squatfabrik et le contexte urbanistique de la Kufa vous ont-ils stimulés et portés dans votre recherche ?

Le fait de séjourner dans une résidence d'artistes m'a permis de prendre automatiquement de la distance par rapport à ma propre pratique artistique, et de me poser à nouveau des questions sur la direction que je prends et sur la manière de renouveler ma perspective sur les mêmes sujets. C'est ainsi que j'ai commencé une nouvelle tentative de comprendre ce qu'est Vivant, quelle est son essence. Le fait même de quitter mon propre atelier et mes points de référence familiers me permet de renouveler mon regard et d'aborder mon travail avec une énergie différente. La première étape du travail a donc été de questionner mon propre geste créatif, ma pratique créative et mon type de perception afin d'avoir le pouvoir de rebondir face à l'évanescence et au système stagnant qui menace chacun d'entre nous.

« LIBERER LE GESTE - Geste sculpté- Sculpture de geste », était une tentative de re-compréhension du processus de création, de ses étapes, de ses éléments constitutifs. La collaboration de l'intellect avec la sphère de l'inconscient. Le cercle est un élément constant d'unité qui apparait successivement et rythmiquement dans mes œuvres, contient toute une syntaxe de synonymes coexistants du mouvement intérieur. L'œuvre est réalisée à l'aide de gouges de gravure, sur du bois recomposé en utilisant du graphite épais qui est constitué d’un agglomérat de matières minérales.

En gros, Squatfabrik est un lieu extrêmement agréable, avec des ateliers bien équipés et surtout une équipe bien dynamique et compétente de la Kufa. Son contexte urbain n'a fait que renforcer les visions de l'œuvre qui se développera bientôt à partir de mes recherches.

Katarzyna Kot

Accompagné du Frame Colectivo pendant toute la durée de cette résidence, un collectif qui déploie un travail autour de l’architecture et de l’urbanisme allant plutôt a contrario de vos aspirations, quelles auront été vos accointances, quels sont les débats qui ont germé, les interrogations communes, ou les dissonances qui ont implosé durant ce temps de colocation artistique au sein de la Squatfabrik de la Kufa ?

Il se trouve que le début de ma résidence a consisté à explorer les espaces verts environnants à Esch. Et lorsque mes matériaux ont été rassemblés pour le travail dans l’espace que nous avons partagé avec Frame Colectivo, les architectes ont finalement réussi à obtenir un véhicule pour partir en tournée et créer le film prévu.

Malheureusement, le covid est apparu sur leur itinéraire, ce qui a fortement limité nos échanges à Kufa. En fin de compte, je me suis rendu compte, après des échanges avec Gabriela et Agapi, que nous abordions exactement les mêmes questions et problématiques, seuls le langage et la grammaire artistique semblaient différents.

Leur trajet de 12 minutes le long d’une autoroute parcourt des sites industriels, des ports et des centrales nucléaires situés au cœur de l'Europe, dans un rayon de 250 kilomètres autour du Luxembourg démontrant des parts de nous-mêmes que nous avons expulsés dans les bois, dans des vastes plaines et des enceintes hautement sécurisées. Filmées à l'envers, ces images proposent une nouvelle perspective, une autre manière de regarder le monde qui nous entoure.

Je pense donc que l'antinomie dans les aspirations n'était qu'apparente, et même si les aspects visuels étaient finalement très différents, le noyau de sensibilité à une analyse plus profonde de la réalité et des prérogatives actuelles, dont l'impact du besoin humain de domination et de dissimulation, nous était fondamentalement commun.

 

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