5 questions autour de SOUWÄIT « Šejla Softić & Hatim Chebli ™ »

29 juil. 2022
5 questions autour de SOUWÄIT « Šejla Softić & Hatim Chebli ™ »

Article en Français
Godefroy Gordet

Pour son trentième anniversaire, Beng Architectes s’est offert une pastille vidéodanse explorant les synergies se dégageant du couple danse et architecture. À l’initiative de la chorégraphe Šejla Softić et de l’architecte Hatim Chebli, en collaboration avec un collectif de danseurs et de danseuses, et en harmonie avec des projets architecturaux et urbanistiques signés par Beng Architectes, Souwäit est née. Imaginée comme « un hommage au Luxembourg, à celles et ceux qui y habitent, qui font sa diversité et sa richesse humaine », Souwäit ne déborde pas du cadre de ce genre filmique aux nombreux visages, mais clairement épate d’une maitrise chorégraphique hors pair, faisant se mouvoir des corps par et pour les lieux choisis, dans une symbiose assez sidérante.

Šejla Softić, elle, est née en Bosnie en 1986, pour grandir en Autriche déplacée contrainte des suites de la guerre, encore. Au Luxembourg depuis deux ans seulement, elle s’est déjà faite une place douillette dans le milieu de la danse ici. Bien qu’elle tienne maintenant un rôle d’enseignante au Lycée, son parcours en tant que professeur de danse, danseuse et chorégraphe indépendante, sillonné par le passé, aura suscité de nombreux regards pour qu’aujourd’hui encore elle continue à réaliser des projets chorégraphiques. Hatim Chebli, lui, est né au Maroc en 1993, pour grandir à Tétouan au nord du pays, « entre plage et montagne, ville moderne et médina ». À 17 ans, il quitte le berceau familial pour débuter des études d’architecture à Bordeaux, visiter Ferrara, Paris, Marseille et se retrouver diplôme en poche, suite à quoi, il rejoint Beng Architectes Associés, pour trouver son nouveau chez lui.

Rien ne les prédestinés à une rencontre et pourtant… Softić arrive au Luxembourg au milieu de la pandémie. Elle passe son temps à apprendre le français, le luxembourgeois et découvrir le pays, mais rêve de trouver de nouveaux espaces de danse. Elle cherche alors auprès de ses amis un architecte qui serait intéressé par l'exploration de la danse et de l'architecture luxembourgeoise. Une idée comme ça, « innocente », explique-t-elle. Et puis, elle rencontre Hatim Chebli sans savoir que se serait le début d'un très gros projet, « ma petite idée est devenue notre vision », amorce-t-elle l’explication de Souwäit

Šejla, si l’outil vidéo fait partie de votre travail artistique depuis plusieurs années, c’est la première fois que vous installez votre travail scénique dans une vidéo où le caractère chorégraphique se lie à l’espace environnant pour ouvrir à une union entre danseur.se.s et espaces. Quel a été la genèse de Souwäit, film pour lequel vous signez la chorégraphie, ce genre de projet artistique explorant la synergie entre la danse et l’architecture, qui, « l’une comme l’autre manipule, construit et interprète l’espace » ?

Šejla : L'une des choses qui a suscité l'idée de créer une vidéo autour du concept d'architecture et de danse a été la pandémie et son impact sur les danseurs et les artistes. Notre mode d'expression, de communication, de divertissement pendant cette période est devenu notre écran, notre téléphone, la vidéo. C'est triste mais en même temps fascinant.

La vidéo est un outil formidable pour raconter des histoires et transformer les performances de danse, non seulement pour les préserver mais aussi pour permettre tant de points de vue qui se perdent dans la performance live.

Mais la véritable idée de réunir danse et architecture était née bien avant la pandémie. J’avais déjà eu de nombreuses discussions en Autriche avec mon frère qui est architecte, sur la façon dont nous voyons, créons et préservons notre propre art. L'art de l'architecte est de créer un espace, l'art du danseur est de s'y déplacer. Il semblait qu'il devait y avoir une connexion naturelle. Et pourtant, d'une certaine manière, ça semble également un peu « interdit ».

L'architecture et la danse sont toutes deux souvent admirées, mais tout aussi souvent ignorées ou tenues pour acquises. Nous voulions changer cela et rendre visible toutes les façons dont l'architecture façonne notre vie quotidienne au Luxembourg. En utilisant la danse comme un moyen de briser les normes, de transformer un espace ordinaire en un espace extraordinaire. Nous voulions raconter l'histoire d'une journée dans la vie de... a day in the life of…

Nous sommes entourés d'art et nous sommes entourés d'architecture dans notre vie quotidienne. Et pourtant, d'une manière ou d'une autre, nous avons besoin d'un rappel de leur beauté et de leur valeur. N'est-ce pas ?

Hatim, vous êtes architecte et à priori n’avait aucun lien direct avec le domaine de la danse. Souwäit, film pour lequel vous signez la direction, est pour vous un projet « hommage au Luxembourg, à celles et ceux qui y habitent, qui font sa diversité et sa richesse humaine ». Comment et pourquoi avez-vous focalisé votre regard sur un projet chorégraphique dans l’idée de rendre compte de trente ans de projets menés par Beng Architectes Associés ?

Hatim : La première fois où j’ai fait ce lien entre corps et architecture d’une manière différente que les usages classiques, c’était sur l’esplanade du quartier Meriadeck à Bordeaux. Je me rappelle être resté longtemps hypnotisé par des jeunes pratiquant du Parcours, hypnotisé par ces corps qui interprétaient l’espace différemment et qui défiaient toutes les barrières… j’avais l’impression que des nouveaux espaces et de nouvelles perspectives se construisaient.

À partir de ce jour, je me suis intéressé à d’autres interprétations qu’elles soient sociétales, musicales ou corporelles… Quand Šejla est venue me parler de cette idée de danser dans des bâtiments, le lien était évident : La danse comme l’architecture interprète et construit l’espace.

J’ai présenté le projet à la direction et sans la moindre hésitation ils nous ont soutenu, et le lien s’est fait naturellement avec les trente ans que nous allions bientôt célébrer, avec deux ans de retard pour des raisons que nous n’avons plus besoin de citer.

À travers cette vidéo nous célébrons le Luxembourg et nous lui rendons hommage à travers ces trente ans d’existence.

"..."

© Beng Architectes Associés

Ferme, école, lieu culturel, sportif, résidences, etc., les bâtiments sélectionnés pour être associé aux danseur.se.s font office d’interprète à part entière, complétant un duo pour formuler un dialogue chorégraphique et architectural sublime. Ces lieux sont ceux du quotidien, emplis d’un ou de souvenirs, ou sommairement constitutifs d’un repère urbanistique, mais en tout cas, ils sont tous plein de vie. Šejla, Hatim, quel a été votre processus de création pour construire cet étonnant dialogue entre vos disciplines artistiques que sont la danse et l’architecture ?

Hatim : Nous avons voulu nous focaliser sur le quotidien Luxembourgeois. Un quotidien sans maquillage, beau comme mauvais temps, bouchons et transport en commun, fêtes, sport, école et ferme… nous avons voulu parler de ces lieux qu’on pratique chaque jour.

Nous avons commencé par faire une liste des bâtiments qui répondaient au scénario. Puis, on a passé pas mal de temps à appelé, convaincre, pour avoir accès à tous ces bâtiments. Et puis nous les avons visités, fais des fiches, choisis les endroits avec du potentiel. Une fois la liste validée, nous avons commencé à monter ce grand puzzle en quatre jours de tournages, autour de douze bâtiments et de six danseurs. Je vous laisse imaginer le travail.

Šejla : L'effort d'organisation au début était énorme ! Mais Hatim et Beng ont été incroyablement professionnels et dévoués ! Cela m’a vraiment libéré pour travailler davantage sur le processus créatif et la chorégraphie.

La chorégraphie de ce projet a été un jeu entre le lieu, les danseurs et la caméra. La musique a été composée spécialement pour le projet et doit également refléter les différentes dynamiques d'une journée.

Nous avons eu de très longues journées de tournage, mais je dois dire que créer dans des espaces comme le stade du Luxembourg, une école vide, une piscine, sur le toit d'un bel immeuble et dans la Rockhal complètement vide, a été pour moi très facile, car l'inspiration que l'architecture évoque est vraiment sans fin. Ces lieux ont une âme qui nous parle fortement en tant que danseurs.

Nous avons cherché des mouvements dictés par le bâtiment, l'espace, et nous avons essayé de les transformer en quelque chose de différent, quelque chose de bizarre, quelque chose de contraire, quelque chose d'extraordinaire ou intentionnellement ordinaire.

Après le tournage et l'organisation, bien sûr, le vrai travail a commencé. Nous avions tellement de bon matériel qu'il a été incroyablement difficile de choisir comment raconter notre histoire. C'est pourquoi nous avons choisi un vidéaste qui est aussi danseur lui-même. Ça a été un élément vraiment important dans notre processus de création, ce qui nous a permis d'ajouter un filtre créatif au projet jusqu’à l’editing.

Six danseurs et danseuses âgé de 18 à 40 ans, parcourent et occupent les lieux choisis. Ils sont pour vous des représentants de la diversité luxembourgeoise, « nés ici ou ailleurs, résidents ou de passage, formant la richesse humaine de notre pays. Le chemin des corps est pensé comme une trajectoire journalière ». Comment avez-vous constitué ce panel d’artistes et de quelle manière avez-vous décidé de celui ou celle qui entrerait dans cet intime moment artistique avec tel ou tel lieux ?

Šejla : Nous avions une idée précise du danseur qui danserait dans tel ou tel espace et ça a fonctionné. Bien sûr, nous n'avons pas atteint tout ce que nous espérions en raison de problèmes d’organisation et de timing. Mais l’inconnu force toujours le processus créatif à progresser différemment de ce qui était initialement prévu, et à mon avis, c’est la meilleure façon de travailler.

Les danseurs que nous avons choisis sont des danseurs que j'ai rencontrés au Luxembourg au cours de mes six premiers mois ici, et des danseurs avec lesquels j'ai travaillé pendant de nombreuses années en Autriche et en Allemagne auparavant. Nous les avons choisis en fonction de leur âge, de leur apparence et de leurs nationalités, pour le bien de l’histoire du film.

Mais pour moi, il était également important qu'ils aient tous leur propre langage corporel et qu'ils soient sans peur et ouverts à l'exploration et à l'improvisation. Ils n’ont pas eu de temps de préparation, souvent ils n'avaient jamais vu les lieux avant, et nous avions très peu de temps. Ils devaient « fonctionner » tout de suite ce qui n'est pas toujours facile dans un travail créatif.

Nous avons essayé de choisir les espaces en fonction du personnage que représentent les danseurs. Certains sont des danseurs professionnels matures qui ont déjà vécu et travaillé une grande partie de leur vie au Luxembourg, certains sont sur le point de commencer leur carrière, certains sont des visiteurs, presque des touristes qui n'ont jamais vu le Luxembourg auparavant etc. Tout ça a donné une ambiance différente à la performance.

« Jusqu’à maintenant », serait la traduction en français de « souwäit ». Quelle(s) définition(s) accorderiez-vous à votre film et au dialogue qu’il provoque ? Et finalement, ce dialogue est-il voué à se poursuivre autour de projets du genre ?

Hatim :  « Jusqu’à maintenant », pour un Luxembourg qui ne cesse de s’innover et de s’épanouir.

« Jusqu’à maintenant », pour le bureau Beng qui est fier de faire partie de cette aventure qui dure depuis trente ans, et durera encore plus.

« Jusqu’à maintenant », pour cette collaboration avec Šej qui j’espère, va continuer sur d’autres projets. N’est-ce pas Šej ?

Šejla : Oui absolument !  Jusqu'à présent, la danse joue un rôle essentiel dans toutes les cultures du monde. « Jusqu'à maintenant », nous avons tant accompli pour montrer que la danse et les arts en général sont indispensables dans notre société, mais nous avons encore un long chemin à parcourir. Grâce à des entreprises comme Beng et des architectes comme Hatim qui valorisent l’art, nous avons pu réaliser quelque chose de beau avec ce projet.

J'espère personnellement que nous aurons l'occasion à l'avenir de travailler davantage autour de cette synergie spécifique entre la danse et l'architecture/espace. Il y a beaucoup à découvrir et dans une prochaine étape j'aimerais ajouter un plus grand nombre de danseurs pour voir comment la dynamique et les formations de groupe influencent le mix. J'aimerais aussi traduire ce projet en ex-Yougoslavie d'une certaine manière. On verra !

J'ai hâte de faire partie de la scène de la danse au Luxembourg et de l'aider à grandir et à s'épanouir et vous en verrez bientôt plus !

Découvrez "Souwäit" ici.

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