Art(s) et Science(s) 4/4

28 juil. 2022
Art(s) et Science(s) 4/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

Vers une hybridation des arts et des sciences? 

Lorsqu’on se penche sur les programmes Art&Science on remarque que leurs enjeux diffèrent  à la fois  de ceux qui mettent l’accent sur la tekhnè inhérente aux arts, sur ce qui en eux relève de savoir-faire méthodiques, et donc  rapproche le processus de création artistique du processus de création scientifique (ce qui avait été un aspect important du modernisme artistique, notamment dans le Bauhaus), et du modèle, qu’on pourrait qualifier d’épistémologique, qui  se donne comme but de montrer que la connaissance de nature « présentificatrice » ou « révélante » de l’art l’élève au-dessus des savoirs scientifiques. Les programmes Art&Science acceptent comme donnée de départ que les arts et les sciences se sont bien, au fil de l’histoire, de plus en plus différenciés les uns des autres et qu’aujourd’hui il s’agit de deux univers dont les orientations sont centrifuges par rapport à leur indistinction originaire (à l’époque où la forme des  savoirs était d’ordre mythique). Autrement dit, leur but est d’engager un dialogue, voire une collaboration effective entre deux types d’exploration du réel que l’évolution historique a fait s’éloigner l’une de l’autre, le pari étant que ce qui les unit (leur potentiel cognitif) est plus fort que ce qui les sépare.

Bien qu’il s’agisse d’un territoire en évolution permanente, on peut provisoirement distinguer trois orientations majeures à l’intérieur des projets Art&Science. J’illustrerai chacune par quelques exemples.

Une première orientation consiste à mimer telle ou telle démarche scientifique (par exemple l’usage de statistiques) ou technologique (par exemple le dessin technique) dans le cadre d’un projet artistique. La démarche scientifique est dans ces cas à la fois une donnée formelle de l’œuvre et un aspect de son message, qui est souvent méta-scientifique. On trouve des projets de cet ordre déjà dans l’art conceptuel. Par exemple, One and Three Chairs de Joseph Kosuth est à la fois une mise en scène de l’ontologie platonicienne qui distingue entre l’idée du lit (la définition verbale de la chaise,) le lit matériel réalisé par l’artiste (la chaise en bois) et la reproduction mimétique de ce lit artistique par le peintre (la chaise photographiée), et une incarnation  de la théorie sémiotique des signes. Les « mathématiques existentielles » de Laurent Derobert relèvent de la même stratégie. Par exemple dans « Fragments de mathématiques existentielles » (Palais de Tokyo, in situ) il expose des équations dont la brièveté et le laconisme se présentent comme des formules d’engendrement de constellations existentielles et mentales complexes vers laquelle pointe  une formule poétique tout aussi brève et mystérieuse qui accompagne la formule. Dans The Topography of Tears, Rose-Lynn Fisher élabore une « topographie » des larmes qui est en même temps une phénoménologie poético-matérielle. Un aspect de son dispositif, les photographies des larmes prises au microscope à fort agrandissement, est directement emprunté aux sciences. Quant aux questions qu’elle se (nous) pose à propos des larmes, elles rapatrient les questionnements des scientifiques - concernant par exemple la différence de composition chimique entre les larmes causées par des émotions et celles dues à une irritation chimique ou mécanique des yeux, ou encore leurs différences de composition selon l’émotion, l’âge, le sexe - dans le monde de l’expérience intime vécue.

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Ill. 6 : (De haut en bas : Joseph Kosuth, One and Three Chairs ( 1965, MoMA) ; Laurent Derobert, Fragments de mathématiques existentielles, (2012, Palais de Tokyo, in situ) ; Rose-Lynn Fisher, Topography of Tears (2012)

Une deuxième direction tente de faire migrer des programmes technologiques dans la création artistique. C’est le cas notamment de certains projets de cyborgs (transition de l’homme au robot) mais aussi, dans la direction inverse (transition du robot vers l’homme), de certains projets d’androïdes. Les androïdes de Hiroshi Ishiguro sont particulièrement révélateurs de cette deuxième orientation. Ils inversent en effet la stratégie savante traditionnelle que nous adoptons pour comprendre l’identité humaine. En général nous pensons que pour comprendre ce qui fait de nous des hommes il faut étudier notre intériorité. Donc si nous voulons simuler l’identité humaine nous devons développer un algorithme assez puissant pour égaler les  algorithmes cognitifs et émotionnels des humains réels. Ishiguro prend le chemin inverse : il s’agit selon lui de construire le robot de telle sorte qu’en interagissant avec lui nous en arrivions à oublier qu’il s’agit d’un robot. Peu importe les algorithmes internes : ce qui importe c’est qu’ils soient capables de produire des manifestations convaincantes, efficaces.  Il s’agit en l’occurrence d’une reprise du célèbre « Test de Turing » (1950) nommé d’après Alan Turing,  qui pour répondre à la question « Une machine peut-elle penser » avait imaginé le test suivant : on met un être humain en situation de conversation avec un autre humain et un ordinateur ;  si l’humain qui engage la conversation est incapable de dire qui de ses interlocuteurs est un ordinateur, alors la machine  a passé le test et la réponse à la question de savoir si une machine peut penserest positive. En même temps le mimétisme poussé à l’extrême des androïdes  d’Ishiguro produit un effet d’inquiétante étrangeté, qui est absent de l’expérience de pensée de Turing, et qui révèle la composante proprement artistique du projet.

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Ill.7 : Hiroshi Ishiguro accompagné de son Doppelgänger Geminoid HI-I  et de l’actrice androïde Erica.

La troisième stratégie est à la fois la plus ambitieuse et la plus risquée. Il s’agit d’inaugurer une véritable collaboration entre scientifiques et artistes dans un projet commun. D’une certaine manière c’est déjà le cas des travaux d’Ishiguro qui sont réalisés  à la Graduate School of Engineering Science de l’Université d’Osaka et du Advanced Telecommunications Research Institute (ATR). Cette stratégie nécessite que les artistes entrent dans des  laboratoires scientifiques ou que les scientifiques rejoignent des équipes d’artistes, d’où découlent des  interactions quotidiennes entre scientifiques et artistes autour de projets communs. La difficulté d’une telle institutionnalisation tient au fait que les voies de validation des travaux scientifiques et celles des travaux proprement artistiques  ont tendance à rester différentes. Une façon de surmonter cette difficulté consiste à organiser les projets autour de l’usage d’instruments ou d’interfaces partagées, ce qui est précisément le cas dans les projets AI et les projets en robotique. L’utilisation du eye-tracker est un autre exemple d’un tel partage : les scientifiques de l’équipe peuvent s’en servir pour étudier la perception visuelle, alors que les artistes peuvent explorer les potentiels créateurs de la technique du dessin « avec les yeux ». Parmi les artistes qui s’inscrivent dans cette perspective, l’un des plus connus est Michel Paysant. Il a travaillé avec plusieurs équipes de recherches étudiant soit la perception visuelle générique soitplus spécifiquyement les modalités du reagrd que les spectateurs portent sur les tableaux. La différence très grande entre la capacité que possèdent tous les humains de reconnaître visuellement des formes en en suivant les contours avec les yeux et la compétence spécialisée nécessaire pour dessiner  à l’aide de ces mêmes mouvements oculaires (enregistrés par le eye-tracker et transcrits par le logiciel sur une sortie papier) possède une véritable dimension expérimentale qui intéresse directement les questions que se pose la psychologie de la perception, notamment celle de la relation entre l’exploration visuelle des formes et la capacité de les ré-engendrer  mentalement.

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Ill. 8 : Peindre avec les yeux :la technique du eye-tracking utilisée pour créer des œuvres d’art. Michel Paysant, Revoir Grünewald, Éditions Yellow Now (2021) (DR)

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