Art(s) et Science(s) 3/4

26 juil. 2022
Art(s) et Science(s) 3/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

Dans la section qui précède je me suis intéressé à la relation entre arts et sciences sous l’angle de l’analogie des procédures leur permettant d’arriver à leurs résultats effectifs : une oeuvre d'art dans le premier cas, un discours cognitif dans le second.  L'idée sous-jacente était que la manière dont l'art procède pour produire son résultat bien que différente de la façon dont la recherche scientifique procède pour produire le sien, s’en rapproche néanmoins sur certains points : les deux pratiques mettent en œuvre des savoir-faire, des méthodes qui sont reproductibles et transmissibles. Cette manière de voir les choses permet de surmonter l’objection platonicienne selon laquelle l’art ne produit pas des savoirs parce qu’il n’est pas le résultat d’une méthode mais est créé sous une influence que l’artiste ne maîtrise pas. Cependant ceci ne résout pas la totalité du problème car à première vue les méthodes semblent tellement différentes dans les deux domaines qu’on doit se poser la question de savoir si les résultats cognitifs ne sont pas incommensurables, ce qui risque de faire resurgir le spectre platonicien.

Ce spectre est ainsi à l’arrière-plan de beaucoup de jugements à l’emporte pièce que nous formulons dans la vie de tous les jours, où nous opposons souvent « art » et « connaissance ». Nous versons ainsi l’art plutôt du côté de la fantaisie (en l’identifiant à une faculté fantasque plutôt qu’à l’imagination conçue comme une voie de la connaissance) ou de celui de l’« expressivité » (en réduisant celle-ci  à la subjectivité de leurs créateurs). Quant à la connaissance, nous affirmons souvent que toute connaissance véritable prend la forme d’un discours descriptif, argumentatif ou théorique : un « savoir » est soit empirique (comme les sciences biologiques ou psychologiques), soit modélisant (comme les sciences fondamentales), soit formel (comme les mathématiques).  Selon cette façon de voir, art et sciences ne peuvent pas interagir, parce que les arts ne sont pas des connaissances.

A cette dévalorisation des arts s’oppose depuis le romantisme leur surévaluation, en un premier moment par rapport à la philosophie, puis en un deuxième moment par rapport aux sciences. Cette thèse a été élaborée dans le cadre du romantisme de Iéna (au tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècle). La thèse des romantiques était que les arts ont la puissance cognitive suffisante pour reprendre le flambeau de la métaphysique classique tout en évitant les apories auxquelles avait conduit son dogmatisme (et qui avaient provoqué la critique kantienne). C’est que, d’après les romantiques, la connaissance artistique, contrairement à la philosophie, n’est ni abstractive, ni déductive ou argumentative, ni générale : elle est concrétisante et présentationnelle et elle incarne l’universel dans le singulier. La théorie romantique réactive donc la querelle platonicienne entre l’art et la philosophie.  Cette dernière ne tardera d’ailleurs pas à reprendre l’offensive grâce à Hegel qui réaffirmera que c’est la philosophie qui constitue le savoir fondamental. Le paradigme romantique n’en disparaîtra pas pour autant. Le développement exponentiel des sciences et de leurs applications techniques aux dix-neuvième et vingtième siècles, donnera lieu à un déplacement de l’opposition entre arts et philosophie vers une opposition entre arts et sciences, à l’occasion de laquelle les arts et la philosophie deviendront des alliés contre les sciences (dénoncées comme « positivistes »). Ainsi dans la pensée de Martin Heidegger l’alliance entre Denken et Kunst, entre philosophie et poièsis  se fera aux dépens des sciences  que le philosophie exclura de la pensée véritable (« Die Wissenschaft denkt nicht »), tout en inversant la hiérarchie entre science et technique, puisque pour lui la technique n’est pas une application de la science mais est ce qui  conditionne les sciences telles que nous les connaissons.

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Ill. 5 : A la Renaissance, la philosophie et la poésie étaient considérées comme des disciplines-sœurs, valorisées à égalité. Raphael, Chambre des Signatures, Vatican : (en haut), L’Ecole d’Athènes (la philosophie) (1511); (en bas) Le Parnasse (la poésie) (1511).

Ni la position qui dévalorise les arts ni celle qui les surévalue ne sont favorables à un dialogue ou une rencontre entre les arts et les sciences. Mais on laisse de côté la question de la hiérarchie cognitive, la conception romantique a montré que pour que les œuvres d’art  puissent avoir une dimension cognitive propre, il faut admettre  que les modalités de la connaissance sont diverses et ne saurait être réduites à celles selon lesquelles opèrent la philosophie ou les sciences. 

Ce serait évidemment ridicule de prétendre réussir à circonscrire en quelques lignes les modalités spécifiques selon lesquelles opère la connaissance artistique, mais on peut au moins esquisser quelques traits particulièrement frappants.

En premier lieu la connaissance artistique est de façon constitutive, non seulement expérimentale, au sens où sa connaissance est incarnée dans et à travers des dispositifs qui sont toujours concrets, mais aussi expérimentatrice au sens où il n’existe pas de standards préétablis en art.

En deuxième lieu, la connaissance artistique a une dimension holistique en ce que l’art mobilise toujours conjointement l’intelligence rationnelle et l’intelligence des affects, alors que le discours scientifique (comme la philosophie) exclut les affects. En ce sens la modalité cognitive des arts est plus proche des modalités cognitives de la vie quotidienne qui elles aussi opèrent généralement à travers une coopération de la raison et de l’affect.  Cette participation des affects est particulièrement importante dans le cas des arts mimétiques, qui à bien des égards peuvent être interprétés comme des formes idéalisées (et donc « simplifiées ») des manières dont opère la connaissance quotidienne immergée dans les vicissitudes de la vie. 

Enfin, la connaissance artistique est toujours une connaissance incarnée au sens où elle ne peut pas être séparée de l’œuvre dans laquelle elle est « contenue » et, en particulier, ne peut pas être paraphrasée ou résumée, sans perdre son agentivité cognitive spécifique.  Une description verbale d’un tableau, une ekphrasis, n’opère pas comme l’œuvre visuelle qu’elle décrit (même si elle-même peut éventuellement relever de l’art verbal) . Ainsi la description d’un tableau, aussi fidèle et détaillée qu’on se plaise à l’imaginer, n’aura pas le même contenu cognitif que celui qui est inhérent à l’expérience visuelle de l’œuvre dans son intégr(al)ité.

Les différentes « techniques » mobilisées par les arts ont toutes pour objectif de lui permettre de se constituer en vecteur cognitif spécifique : expérimental, affectivement investi et concrètement incarné. On résume cela souvent en disant que la cognition artistique est de nature « présentatrice » ou « présentifiante », autrement dit qu’elle présente (selon les cas visuellement, auditivement ou imaginativement sa teneur de connaissance propre en l’adressant directement à celui qui la voit, l’entend ou l’appréhende par son imagination et en l’invitant à s’y absorber et à se laisser traverser par elle. Ceci explique peut-être pourquoi les arts sont particulièrement aptes à expérimenter de nouvelles façons de voir, d’entendre ou d’écouter, à imaginer de nouvelles façons d’appréhender et de vivre le monde, à arpenter les frontières de ce qui peut être expérimenté par les sens ou les affects, à mettre à l’épreuve des dilemmes sociaux, politiques, éthiques, etc. En ce sens-là, les œuvres d’art fonctionnent comme de véritables laboratoires d’expérimentation, ce qui les rapproche des connaissances scientifiques, alors même que leurs manières de faire sont différentes et que le type d’expérimentation des œuvres d’art est toujours de nature singulière (et non pas généralisante comme l’expérimentation scientifique).

Partie 4 à suivre.

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