Art(s) et Science(s) 2/4

25 juil. 2022
Art(s) et Science(s) 2/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

De l'art comme tekhnè aux arts technologiques

Certes, dans la pensée grecque les arts étaient considérés comme mettant en œuvre une connaissance inférieure à la théôria, la philosophie, mais qu’en est-il lorsqu’on s’intéresse non plus aux connaissances produites par l’œuvre mais aux savoirs incorporées dans sa création, donc à la tekhnè que la création met en œuvre ? La position de Platon est particulièrement révélatrice. D’une part selon lui tous les travaux qui dépendent d'une tekhnè, donc d’une méthode, quelle qu'elle soit, relèvent de la poièsis. Il va même plus loin puisqu’il utilise le terme de tekhnè plus d’une fois comme quasi-synonyme du savoir rigoureux et fondé, donc de l’épistémè. Du même coup il est obligé de nier que les rhapsodes tels Ion (c’est-à-dire les poètes au sens actuel du terme) sont de véritables poiètes : ils ne mettent pas en œuvre une tekhnè mais parlent sous l’inspiration des muses ou des dieux (ils sont « inspirés »). A contrario si, en suivant Aristote, on admet que les arts mimétiques incorporent bien une méthode, on peut les mettre en relation avec les savoirs de la théôria (fût-ce en les situant sur un niveau plus bas), c’est-à-dire concevoir un premier type de relations entre les arts et les sciences, tenant au fait que les deux types d’activités procèdent de manière méthodique, même si les méthodes ne sont pas les mêmes.

Il y a donc un premier type de relations  entre arts et sciences, dans lequel la science est interne aux arts au sens où créer une œuvre d’art n’est pas une expression subjective spontanée mais  passe par la mise en œuvre d’une tekhnè, d’un savoir-faire cohérent et efficace. Tous les arts ont une telle dimension.

Même les arts les « immatériels » nécessitent des connaissances techniques. Cela est particulièrement évident dans la musique qui n’est pas pensable en l’absence de règles de composition. C’est le cas aussi de la poésie qui repose sur des savoirs techniques spécifiques concernant la versification. Il en allait de même  des épopées orales qui reposaient sur des formules récurrentes servant de cellules d’engendrement de motifs librement variables d’une performance à l’autre. Et même les formes de prose narrative moderne sont fondées sur des principes qui règlent l’ouverture et la clôture du récit ainsi que la dynamique de l’intrigue.

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Ill. 2 La tekhnè dans les arts : (en haut) Scansion automatique de vers latins engendrée par ordinateur (source : Laney Moy, University of Illinois at Urbana-Champaign) ; (en bas) Logiciel d’harmonie et de contrepoint pour  compositeurs néophythes.

Dans le domaine des arts qui transforment des matériaux préexistants, la nécessité d’incorporation de connaissances techniques complexes est encore plus apparente. C’est le cas de tous les arts qui à l’instar de la sculpture, de la peinture, de la céramique, de la verrerie, etc. – impliquent une transformation de matériaux physiques ou de substances chimiques. Ainsi un peintre doit connaître les comportements chimiques des pigments minéraux et organiques, le céramiste doit connaître les différents types et les différentes propriétés de la terre glaise, le verrier doit connaître le comportement du dioxyde de silicium et notamment le moment de sa transition vitreuse, le sculpteur, selon la technique qu’il utilise doit connaître la disposition des veines du bois, des lignes de faille des roches, ou les qualités des différents alliages métalliques. Quant à l’architecte il lui faut une connaissance théorétique développée dans le domaine de la physique des forces pour être à même de créer ses œuvres.

Que ces savoir-faire techniques soient de véritables connaissances ressort de manière particulièrement éclatante du fait qu’elles font partie du creuset dont a émergé la science des matériaux au sens moderne du terme. En cela le rôle des arts transformant des matériaux physiques ou des substances chimiques n’est guère différent du rôle des travaux d’arpentage  indispensables aux systèmes d’irrigation, à la construction des palais et des temples ou encore à l’organisation  administrative des villes (plans de cadastre), dans la naissance de la géométrie euclidienne. Et il y au moins un cas fameux où une technique artistique a été développée en symbiose étroite avec un développement scientifique : il s’agit de la perspective dite mathématique, qui marque une étape très importante dans l’histoire de la peinture et  un développement important de la géométrie (la naissance de la géométrie projective, donc de la la modélisation du passage de l’espace tri-dimensionnel à l’espace bidimensionnel) et dont les démonstrations les plus décisives furent l’œuvre d’artistes-mathématiciens (Brunelleschi, Alberti et Léonard en particulier).

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Ill.3 : L’invention de la perspective mathématique : Filippo Brunelleschi XVe siècle), L’expérience de la tavoletta ; Leon Battista Alberti, Dessin de perspective (De pictura, 1436)

Une autre dynamique, particulièrement importante à partir du XIXe siècle est l’incorporation de découvertes scientifiques par et dans les pratiques artistiques. Un cas célèbre est celui du pharmacien-chimiste Pierre Henri Roché qui a entièrement renouvelé la palette des couleurs obtenues à partir du pastel et qui a joué un rôle important dans le renouvellement de l’art du pastel par Degas. Non moins célèbre est le rôle du chimiste et directeur de la manufacture des Gobelins, Michel Eugène Chevreul, dans la découverte du contraste simultané. Il écrira à ce propos dans De la loi du contraste simultané des couleurs (1839) que « mettre une couleur sur une toile, ce n'est pas seulement colorer de cette couleur la partie de la toile [...] mais c'est encore colorer de la complémentaire l'espace environnant ». Il s’agissait d’une découverte scientifique importante pour la compréhension de la perception des couleurs par les yeux humains. Mais elle fut aussi indissociable de la révolution impressionniste qui utilisa le principe de Chevreul dans le développement de la méthode tachiste, qui joua un rôle de principe recteur dans l’art de Seurat.

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Ill. 4 : Michel Eugène Chevreul, Page extraite de De la loi du contraste simultané des couleurs (1839) ; Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte (1884-1886, Art Institute of Chicago)

Les cas de la photographie et du cinéma sont encore plus significatifs. L’invention, en 1833, de la photographie par Nicéphore Niepce était fondée sur la découverte de l'insolubilisation de certains composés chimiques soumis à une radiation et sur l’idée qu’on pouvait se servir de ces caractéristiques pour créer des images durables et non faits de main d’homme à l’aide d’une camera obscura (qui, elle, était utilisée depuis longtemps par les peintres comme aide à la projection perspectivique). L’invention de l’art de l’image mouvante résulta d’une alliance encore plus intime entre science, technique et art. Sa naissance fut une suite de la rencontre entre le principe d’enregistrement des images photographiques (les photogrammes individuels de la pellicule), de la découverte que la technique de la décomposition d’un mouvement continu en une suite d’images  fixes discontinues qui était utilisée par les scientifiques  pouvait être inversée pour engendrer une perception de mouvement grâce à un défilement d’images discontinues, de l’étude du seuil temporel à partir duquel deux images  fixes qui s’enchaînent  produisent un effet de mouvement continu, ainsi que de l’invention de la caméra qui permettait de découper la continuité du réel filmé en une suite discontinue d’images fixes ainsi que du projecteur qui permettait de reconstituer l’apparence de cette continuité pour le spectateur. Le cas de la photographie et du cinéma montre bien qu’on ne saurait séparer les dispositifs technologiques de leurs fondements scientifiques. Les arts technologiques sont ainsi ceux qui incorporent de la manière la plus forte les sciences dans leur tekhnè proprement artistique.

Partie 3 à suivre.

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