Art(s) et Science(s) 1/4

19 juil. 2022
Art(s) et Science(s) 1/4

Article en Français
Jean-Marie Schaeffer

Tekhnè, poièsis et theôria

La relation entre les arts et les sciences est devenue depuis au moins deux décennies un thème important dans le domaine de l’art contemporain. On ne compte plus les artistes, les expositions, les rencontres, les festivals, les revues savantes et généralistes, les formations artistiques, les départements universitaires, etc., qui célèbrent les noces entre la science et l’art. Art&Science est devenu un affichage qui ouvre non seulement les portes des instituts de recherche, mais aussi celles des entreprises, peut-être  parce qu’il promet de surmonter  le gouffre entre les deux cultures (la culture humaniste et la culture scientifique) qui est à la racine de beaucoup de nos maux. Cependant, face à la profusion des programmes et des propositions, il arrive qu’on s’y perde quelque peu.

Bien que dans le cadre de l’art contemporain, la thématique « art et science » prenne une forme spécifique et ait des enjeux particuliers, le fait que les arts interagissent avec les savoirs n’est pas quelque chose de nouveau. L’on pense tout de suite à la figure de l’artiste-savant, représentée de manière exemplaire par Léonard de Vinci - artiste peintre et architecte, mais aussi ingénieur, hydraulicien, et j’en passe -, ou, plus récemment, Goethe – écrivain, mais aussi botaniste et théoricien de la couleur. Mais au-delà de ces rencontres individuelles, les arts interagissent avec les savoirs depuis que les êtres humains s’adonnent à des pratiques artistiques.  La raison en est double. D’abord, une création artistique n’est jamais un pur jaillissement expressif spontané : elle nécessite toujours la mise en œuvre d’un savoir-faire spécifique, donc incorpore des savoirs qui peuvent (et souvent doivent) faire l’objet d’un apprentissage conscient, exactement comme les savoirs « abstraits ».  Ensuite, les produits des actes créateurs, donc les oeuvres d’art, incarnent toujours, même dans les  types d’arts dits « décoratifs »,  des connaissances, au sens où elles nous « révèlent » quelque chose à propos de quelque chose.

La question des relations entre arts et sciences est donc au moins double : dans quelle mesure la création d’une œuvre d’art implique-t-elle une mise en œuvre de savoirs incorporés? et : dans quelle mesure le mode de connaissance incarné que constituent les oeuvres d’art peut-il interagir avec les connaissances scientifiques ? 

La question est rendue plus complexe par le fait que les deux pratiques - les arts et les savoirs – n’ont pas eu le même type d’évolution historique. Les arts, quoi qu’on en dise, présentent un profil relativement stable au fil de l’histoire (comme d’ailleurs dans une perspective culturelle comparatiste). Bien sûr, certains arts, tels la photographie et le cinéma, sont d’invention récente, mais d’autres arts, tels la sculpture, la peinture  ou encore l’art verbal sont attestées depuis très longtemps dans de multiples cultures et leurs caractéristiques de base  sont restées étonnamment stables, au point que la notion  même de progrès artistique peut poser problème. Les savoirs et leurs modalités de validation ont en revanche subi des transformations dramatiques au fil de l’histoire. Et comme ces transformations correspondent à un accroissement des connaissances, on peut difficilement ne pas parler de progrès cumulatif. Cette asymétrie complique l’étude de leurs relations.

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Eros endormi (époque hellénistique) vs Auguste Rodin

La plupart des questions et ambiguïtés que je viens d’indiquer sont présentes déjà dans la Grèce antique dont la pensée est à l’origine de l’importance qu’a prise dans la culture occidentale la question des relations entre arts et savoirs.  

Dans la culture grecque, les deux notions les plus proches  de notre notion actuelle d’art étaient  les notions de tekhnè et de poièsis. Le terme de tekhnè était appliqué non seulement à certains arts au sens actuel du terme, en particulier à la peinture et à la musique, mais plus généralement à toute entreprise humaine qui relevait de la mise en œuvre de savoir-faire efficaces, ou d’une  « technique » au sens le plus large de ce terme, c’est-à-dire d’un ensemble de moyens permettant de produire de manière réussie ce qu’on entreprend. Ainsi la sculpture et la peinture étaient des « tekhnè », parce que la production d’une sculpture ou d’une peinture était rendue possible par la mise en œuvre  d’un ensemble cohérent de savoir-faire. L’usage du terme fut en un premier moment  limité aux  productions matérielles (le charpentier était ainsi un tektôn, un « technicien »), puis il s’appliqua aussi  aux productions immatérielles, pour finir par désigner tout  ce qui était le produit d’un savoir-faire adéquat, d’une « méthode »

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Enfants jouant (XXe siècle)

La poièsis (dérivé du verbe poieô : faire), correspond à nos notions de « production » et de création ». Elle désigne toute action qui aboutit à la production d’un objet extérieur à l’action qui l’a engendrée : le poète est ainsi un poiètes et son action relève de la poièsis, parce que le résultat de son action, le poème, est quelque chose qui est extérieur au poète lui-même. C’est ce qui permet de la distinguer de la praxis. Le faire de la praxis ne produit pas quelque chose au-dehors du sujet mais affecte le sujet lui-même (ainsi nager est une praxis et non pas une poièsis). Poièsis et tekhnè sont généralement liés, dans la mesure où toute production d’un objet – par exemple d’un artefact ou plus spécifiquement d’une œuvre d’art - implique une méthode, un savoir-faire, donc une tekhné, qui permet que la poièsis soit couronnée de succès.  Aussi Aristote utilise-t-il les deux termes parfois de manière interchangeable. Il est notable qu’à l’époque moderne, et tout particulièrement depuis le romantisme les deux notions se soient éloignées l’une de l’autre, la poiètique artistique finissant par être opposée à la notion de savoir-faire efficace (cette dernière étant dès lors confinée à la production « technique » au sens moderne de ce terme).

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Modèle cosmologique géocentrique de Ptolémée (IIe siècle)

Chez les Grecs la poièsis était opposée à la theôria. Dérivé du verbe theôréô qui signifie « examiner, regarder, considérer » et lié au nom theôrós, « spectateur », le nom theôria désigne dans le discours philosophique grec (notamment chez Platon et Aristote) la contemplation, considérée comme la connaissance des vérités premières, la seule qui selon les philosophes mérite d’être qualifiée de connaissance au sens fort du terme, c’est-à-dire d’épistémè. Du même coup la vie théorétique (bios théôretikos) est l’idéal éthique suprême de la vie. Ceci influe directement sur le statut des arts, en tout cas des arts mimétiques, donc représentationnels. Platon adopte une attitude résolument négative à leur égard : les arts mimétiques nous détournent de la vérité des choses, puisqu’ils ne produisent que des semblants. Aristote a une attitude plus positive : selon lui les produits de la poétique mimétique occupent un niveau épistémique intermédiaire entre la connaissance historique des singularités qui est le degré le plus bas de la connaissance, et la connaissance théorétique qui en est le degré suprême.

Ainsi il existe dès l’antiquité grecque une différenciation importante entre ce qui relève des arts et ce qui relève des savoirs au sens fort de ce terme. Et cette différence est d’ordre hiérarchique : la connaissance théorétique est supérieure à la connaissance artistique. Dans le cas de Platon, la différenciation hiérarchisante possède par ailleurs une dimension polémique (il parle d’une querelle entre les philosophes et les artistes), ce qui témoigne d’une concurrence entre les deux, un élément qui resurgira à plusieurs reprises dans l’évolution ultérieure, et de manière particulièrement forte à l’époque du romantisme (allemand).

Partie 2 à suivre.

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