Une residence à la Squatfabrik - « Marco Godinho »

08 juil. 2022
Une residence à la Squatfabrik - « Marco Godinho »

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Entre juin et novembre 2022, la Kulturfabrik invite quatre duos d'artistes des arts visuels – composés d'un artiste local et d'un artiste étranger – en résidence. Un projet baptisé « la Squatfabrik » et initié par le centre culturel eschois en réponse à la stérilité créative qu’ont pu connaitre certains artistes suite à cette période. Aujourd’hui incontournable après deux éditions, la Squatfabrik rempile pour un troisième volet et invite l’artiste luxembourgeois Marco Godinho à s’y installer. Il y a partagé pendant un mois l’atelier hangar avec Félix Chameroy du collectif Dynamorphe, pour y amorcer une nouvelle recherche artistique. Marco Godinho problématise depuis plus de quinze ans notre expérience personnelle du temps et de l’espace. Dans son œuvre il fait jaillir ce qui nous échappe, ce qui se glisse sous la surface de notions comme l’errance, l’exil, le déplacement, l’expérience de la durée, la mémoire ou le temps tel qu’il est vécu. Le luso-portugais distille ainsi un travail post-conceptuel franchement influencé par son nomadisme incessant, sa personnalité multiculturelle et sa sensibilité pour la littérature et la poésie. Ficelée comme une autobiographie chapitrée d’œuvres métaphoriques, son approche s’installe dans la sculpture, l’installation, la vidéo, la photo, la performance, le livre et l’écrit offrant autant d’images pour rassasier nos âmes perdues. Après plusieurs contextes sociaux et sanitaires violents et imprévisibles, et en pleine dislocation géopolitique, Godinho pose ses valises à la Kufa pour y démêler une recherche forcément suggestionnée par le monde actuel…

Bonjour Marco. Depuis 2006, dans votre travail artistique, vous utilisez un langage poétique et universel brassant les attitudes et les croyances, pour tenter de percevoir l’impalpable, cette matière invisible, et ainsi cartographier des territoires intimes et communs hors de nos réalités sociales et de nos frontières culturelles. Jusqu’où vous a amené personnellement et professionnellement, physiquement et mentalement, votre recherche artistique ?

Ma recherche artistique m’a amené à rencontrer des personnes de tous bords, professions et classes sociales et m’a permis de voyager aux quatre coins du monde. Sans cette recherche artistique qui est alimentée par une curiosité et une disponibilité incessante au monde, je n’aurais jamais autant voyagé, ni rencontré de personnes tellement diverses dans leurs activités et expériences de vie. Cela m’a surtout donné l’occasion de décloisonner et d’éclater toutes frontières et stéréotypes de la relation à l’autre et du rapport à la vie et au vivant en général et de ne pas m’enfermer dans une attitude et pensée unilatérale. Cela m’a complexifié en tant qu’être vivant et ouvert encore davantage à la diversité des cultures. Tant dans ma recherche artistique que dans ma vie personnelle nourrie par une culture multiple, j’ai toujours privilégié une sensibilité qui se déploie aux marges de la société, pour pouvoir ainsi mieux appréhender le cœur du monde et ses battements souterrains.

MG

Vous participez à la 3e édition de la Squatfabrik, un programme de résidences courtes né en 2020, en pleine pandémie mondiale, de la volonté de la Kulturfabrik de soutenir la scène artistique locale. Depuis le 6 juin, et ce jusqu’au 2 juillet vous investissez l’atelier situé au cœur de la Kulturfabrik, en « collocation » avec le collectif français Dynamorphe. Vous expliquez que ce sont vos voyages qui construisent votre travail artistique, aussi quelle a été votre motivation à vous enfermer dans ce « squatte » artistique pendant un mois à la Kufa ?

Déjà, c’est une invitation de la Kulturfabrik et non un appel à candidature, cela fait toute la différence. L’invitation qui m’a été faite de la part de l’équipe à participer à la résidence m’a touché et j’ai beaucoup apprécié l’approche et la manière dont tout cela s’est mis en place. J’ai été motivé par l’invitation surtout parce que pour moi c’est un réel voyage initiatique de vivre quatre semaines à Esch, au sud du pays. C’est précisément ce sud qui m’a attiré, moi qui habite à Echternach à l’est du Luxembourg quand je ne suis pas à Paris ou en vadrouille à l’international. Aussi, et c’était la condition, c’est que je ne m’enferme surtout pas dans ce « squatte », mais que cela soit comme je le fais toujours plutôt un point de chute, de rendez-vous, un lieu de passage, vivant, et où des rencontres et des activités spontanées ont lieu. Quand je suis à la Squatfrabrik, les portes sont grandes ouvertes, pour inviter le monde à entrer. Avoir passé quatre semaines à Esch c’est aussi dépaysant qu’avoir fait un voyage à l’autre bout du monde, les rencontres sont surprenantes ainsi que la diversité des personnes qui habitent la ville, sans parler du richissime héritage culturel, des terres rouges et des sites sidérurgiques et cultures alternatives qu’il y a dans cette ville.

Félix Chameroy du collectif Dynamorphe aura été votre compagnon de route durant cette résidence. Le collectif français travaille à la création d’espaces vivants qui interrogent les frontières entre nos environnements bâtis et naturels. Bien qu’il n’ait jamais été question d’un travail commun ou d’une œuvre collective, de quelle manière avez-vous cohabité d’un point de vue réflectif et méthodologique ?

Passer du temps ensemble dans les mêmes espaces a été pour nous plutôt une manière de faire connaissance, d’échanger autour de nos pratiques artistiques respectives et de partager des idées, des recherches en cours. Même si nos pratiques sont très différentes dans l’attitude et la manière de faire, il y a des sensibilités qu’on partage et qui se font écho. Un certain goût pour la fragilité, des formes, pour ma part des gestes qui se transforment et qui peuvent se réagencer et se réinventer à chaque instant.

Dans les ambitions du projet qu’est la Squatfabrik, il s’agit aussi pour les artistes « squatteurs » de rencontrer des professionnels, artistes, publics, aficionados, néophytes et autres badauds. Dans les faits, qu’en est-il à ce niveau et comment cela a-t-il influencé votre expérience in situ ?

La Squatfabrik est implantée en plein cœur de la Kulturfabrik et cela implique un passage incessant de toute sorte de public. Des personnes qui viennent exprès découvrir la recherche des artistes à celles qu’on peut rencontrer lors d’un concert ou simplement dans le café ou restaurant installés à l’enceinte de la Kufa. L’équipe de la Kufa compte aussi une trentaine de personnes qui y travaille au quotidien. Cette dynamique de rencontre et d’échange au jour le jour, m’a donné envie de réfléchir à comment je pourrais intégrer cette importance de l’humain dans mes créations, et surtout aussi, à comment mettre en place des gestes simples qui incitent à ce que chacun qui passe par la Kufa ou qui y travaille se sente légitime d’entrer dans le soi-disant squatte. J’ai alors installé des dynamiques de travail collaboratives pour ouvrir des discussions et pour qu’on puisse apprendre à se connaître.

MG

Votre travail tourne autour de l’humain, ses conflits sociaux, son immigration et ses problématiques environnementales. Vous soutenez dans ce sens que l’humain s’interrogera toujours sur son existence, son propre destin… Face au marasme dans lequel nous sommes plongés, quel avenir nous imaginez-vous ? Et finalement, est-ce le rôle de l’artiste que de supputer ou doit-il plutôt « rendre compte » de ses étonnements et en témoigner ?

Dans la société actuelle, face à un malaise collectif où les multiples catastrophes s’entrecroisent et s’installent durablement, le désir de résister au désastre, d’y échapper par des alternatives individuelles s’impose et le recours à l’imaginaire, au détournement poétique sont plus que jamais nécessaires pour questionner notre monde complexe et imprévisible. Le rôle de l’artiste est pour moi de continuer des recherches et expérimentations autour des gestes formels et intellectuels qui font sens aujourd’hui dans une pratique artistique engagée. Être attentif aux gestes simples qui partent d’expériences avec des situations vécues en engageant une relation intime et sensible au temps, au vivant et à ce que cela signifie aujourd’hui d’habiter la terre, sur quel sol et avec qui. L’importance aussi d’être toujours dans une économie de moyens, favorisant le travail in situ, participatif et performatif qui engagent un lien direct avec l’environnement immédiat et les éléments naturels ainsi que les forces invisibles qui nous entourent. On a besoin de réveiller les esprits de la terre, de l’eau, de l’air et partir à la recherche de tout un univers secret où les objets et la nature sont dotés d’une âme et d’une présence animiste.

MG

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