Arts et démocratie 3/4

27 juin. 2022
Arts et démocratie 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Arts et engagement(s)

Au 20e siècle d’innombrables livres et articles furent consacrés à l’ « engagement » des artistes et des œuvres d’art. Les débats pour ou contre l’engagement – qui était toujours compris au sens d’« engagement politique » - furent récurrents tout au long du siècle jusqu’aux années soixante-dix. Mais qu’est-ce qu’« étre engagé » signifie concrètement dans le cas des arts ?

Dans sa signification littérale, l’engagement a une composante passive que traduit la tournure « être engagé dans » (comme dans l’expression « il est engagé dans une lutte dont l’issue ne peut être que fatale ») et une composante active, synonyme d’« entreprendre » (comme dans l’expression « s’engager dans une activité »). Prise en ce (double) sens, toute pratique artistique est engagée, puisqu’elle est toujours à la fois « prise dans » un contexte social et culturel spécifique, mais qu’en même temps elle agit sur ce contexte. L’engagement en ce sens ne relève pas d’une décision consciente mais est inhérente au fait d’agir socialement.

Mais le sens de la notion au 20e siècle était beaucoup plus spécifique : l’engagement désignait alors une prise de position délibérée et publique d’une personne en faveur ou contre une réalité ou un programme, de nature politique et sociétale. Ainsi le terme d’« engagement » en vint à désigner le positionnement politique conscient d’un intellectuel ou d’un artiste. Cet engagement devait avoir une portée principielle, c’est-à-dire se traduire par une prise de position pour ou contre un modèle politico-social global. Les modèles en question étaient essentiellement le socialisme ou le communisme, plus rarement le fascisme ou le national-socialisme. Bizarrement soutenir la démocratie libérale n’était généralement pas considéré comme un engagement, mais plutôt comme une simple défense du statuquo.

Mais qui au juste était engagé : était-ce l’artiste, était-ce l’œuvre ou étaient-ce les deux ? Souvent c’étaient les deux. Ainsi dans le cas de Bertolt Brecht, Hans Eisler, Wilhelm Herzfelde et d’autres artistes communistes (allemands ou non) l’engagement politique de l’artiste et le caractère engagé de ses œuvres allaient de pair. Mais dans d’autres cas l’engagement de l’artiste ne se retrouvait pas nécessairement dans ses œuvres. Ainsi Picasso était membre du Parti Communiste et Dali adhérait avec enthousiasme au fascisme franquiste. Pourtant la plupart des œuvres des deux artistes ne laissent rien transpirer de leur engagement. Dans l’immense catalogue de Picasso on ne trouve guère plus d’une dizaine d’œuvres explicitement « engagées », dont « Guernica » et, dans un autre registre, la « Colombe de la paix ». De même chez Dali : si l’on excepte quelques tableaux célébrant Franco, tout engagement politique est absent de ses œuvres. Encore le tableau engagé le plus célèbre de Picasso, à savoir Guernica, s’inscrit-il dans une perspective plus proche des Désastres de la guerre de Goya que de l’agit-prop du parti communiste espagnol, puisque c’est essentiellement une protestation contre les violences guerrières. C’est d’ailleurs le pacifisme qui fut, durant toute sa vie, le véritable engagement de Picasso et aussi la raison la plus importante de son adhésion au Parti communiste (qui, s’inscrivant dans la droite ligne de la propagande de l’Union soviétique durant la Guerre Froide, se présentait comme un parti de la paix).

Naissance d’un symbole : Picasso : lithographie d’une colombe ornant l’affiche du Congrès Mondial de la Paix organisé en 1949 ; « La colombe de la paix » (vers 1950. Picasso multiplia les représentations de colombes sur les affiches des multiples Congrès organisés par le « Mouvement de la Paix » à la suite de celui de 1949, mais la variante devenue la plus célèbre, au point d’être reconnue aujourd’hui mondialement comme le symbole de la paix, est un dessin au pastel daté de 1950 (Musée d’art moderne, Paris) dont l’iconographie s’inspire d’un épisode du Déluge (la colombe rapportant une branche d’olivier à l’Arche apprend à Noé que les eaux se sont retirées.
Naissance d’un symbole : Picasso : lithographie d’une colombe ornant l’affiche du Congrès Mondial de la Paix organisé en 1949 ; « La colombe de la paix » (vers 1950. Picasso multiplia les représentations de colombes sur les affiches des multiples Congrès organisés par le « Mouvement de la Paix » à la suite de celui de 1949, mais la variante devenue la plus célèbre, au point d’être reconnue aujourd’hui mondialement comme le symbole de la paix, est un dessin au pastel daté de 1950 (Musée d’art moderne, Paris) dont l’iconographie s’inspire d’un épisode du Déluge (la colombe rapportant une branche d’olivier à l’Arche apprend à Noé que les eaux se sont retirées.

Comme indiqué plus haut, les défenseurs de la démocratie (libérale) furent rarement considérés comme des artistes engagés. Cela était peut-être dû en partie au fait que la plupart d’entre eux ne firent entrer que rarement leurs convictions politiques dans leurs créations artistiques. Ainsi l’engagement démocratique et anti-nazi de Thomas Mann se traduisait surtout dans des interventions publiques (avant et après son départ d’Allemagne) sans être mis en scène dans les œuvres, à l’exception notable de « Doktor Faustus ». Le cas du cinéaste Fritz Lang est encore plus parlant : bien que courtisé par les nazis, il préféra s’exiler aux États-Unis, mais il y réalisa pour l’essentiel des films de genre (notamment des westerns) sans thématique politique explicite, à l’exception des films réalisés durant la 2e Guerre mondiale pour soutenir l’effort de guerre américain.

De nombreux artistes devinrent des figures engagées, non pas du fait d’une décision personnelle, mais du simple fait de l’interdiction de leurs œuvres par tel ou tel pouvoir totalitaire. Car, comme indiqué, tout pouvoir totalitaire fait du contrôle des arts un but important. De ce fait, il se doit de contrôler non seulement les opinions privées des artistes, mais aussi les formes des œuvres et leurs thèmes. Le simple fait de créer des formes considérées comme non acceptables par le pouvoir, ou de développer des thèmes réputés incompatibles avec les valeurs de l’État, suffisait pour être considéré et traité comme un ennemi. Par exemple, des trois grands maîtres de la nouvelle École viennoise, Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, aucun n’avait des activités politiques, même si du fait du caractère innovant de leur musique ils baignaient dans une atmosphère intellectuelle « progressiste ». Ce fut bien la condamnation de leurs œuvres par les nazis qui leur assigna un positionnement politique spécifique. Il en allait de même en Union soviétique : la plupart des artistes victimes des répressions durant les années trente ne furent pas des opposants politiques, car ces derniers avaient quitté le pays dès la révolution en 1917, soit au plus tard durant les années vingt.

Tous ces exemples montrent la résilience des pratiques créatrices artistiques même dans les conditions les plus défavorables, mais ils illustrent aussi le fait qu’à l’époque moderne et contemporaine, l’agentivité sociale des arts ne peut se déployer que dans le cadre d’un régime démocratique. Le totalitarisme et les autocraties contemporaines constituent en effet des freins puissants à la libre agentivité sociale des arts, dans la mesure où, dans la logique orwellienne de ces régimes, le contrôle et l’instrumentalisation propagandistique des arts sont des impératifs indispensables pour la survie même du régime.

On comprend mieux ainsi la fin tragique de toutes les tentatives menées au début du XXe siècle pour relier utopie artistique et utopie politique. Dès lors que la réalisation de cette dernière se mua en fait en dystopie absolue, l’art conçu comme création libre ne pouvait pas devenir une des victimes de choix de cette transformation d’un idéal d’harmonie totale en fanatisme d’un contrôle social total. Fin tragique, parce que l’utopie politique communiste, contrairement à celles du nazisme et du fascisme, avait bien été dans son intention de départ une utopie de fraternité universelle.

Cela ne signifie évidemment pas que l’art aujourd’hui n’est plus engagé. Outre l’engagement constituant de l’art comme tel, beaucoup d’œuvres d’art de l’époque contemporaine s’inscrivent dans des engagements explicitement endossés. Mais ces engagements sont généralement sectoriels (écologie, genres, discrimination raciale ou autre, politique, économique, exploitation salariale, inégalités,…..) et ils sont plus volontiers critiques que programmatiques. Ou plutôt, leur dimension programmatique est elle-même plus volontiers sectorielle que globale. Cela semble être due à un facteur qui dépasse le monde des arts : de nos jours il n’y a plus de « grands récits » (Jean-François Lyotard), susceptible de nous promettre des lendemains qui chantent.

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