Arts et démocratie 2/4

20 juin. 2022
Arts et démocratie 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Démocratie, totalitarisme et autocraties populistes

Si on prend en compte l’ensemble de l’histoire humaine attestée, les sociétés régies par un régime politique démocratique sont largement minoritaires (elles le sont d’ailleurs même encore aujourd’hui). En fait, si on met à part les microsociétés traditionnelles autogérées ainsi que la démocratie athénienne, la démocratie telle que nous la connaissons est inexistante avant l’époque moderne et contemporaine.

Pour bien saisir la relation entre la vie des arts et la démocratie il faut donc se   focaliser sur les contextes historiques modernes et contemporains. Plutôt que de comparer la démocratie aux sociétés hiérarchiques du passé, il faut la confronter aux régimes politiques qui l’ont concurrencé dans le passé récent, ou continuent à concurrencer actuellement, à savoir le totalitarisme (qu’il soit nazi, fasciste ou communiste) et les régimes hybrides de type autocratique. A part la Corée du Nord, la plupart des anciens pays totalitaires d’orientation communiste, lorsqu’ils ne se sont pas transformés en pays à régime démocratique, semblent  cheminer actuellement vers un régime hybride. Cela se traduit notamment par une plus grande tolérance à l’égard des art. C’est notamment le cas de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine. Mais les événements récents semblent montrer qu’il s’agit d’une évolution réversible.  En effet, depuis le début de la guerre d’invasion menée par la Russie en Ukraine on assiste à une renaissance (inquiétante) de certaines caractéristiques typiques du totalitarisme stalinien : propagande d’État, mythes nationalistes, répression de toute manifestation d’opinion dissidente, emprisonnements pour délit d’opinion et, dans le domaine des arts, retour de la censure et de la répression des pratiques artistiques libres.  

Si le totalitarisme a une attitude plus répressive à l’égard des arts que les pouvoirs politiques hiérarchiques du passé c’est parce qu’il est non seulement un régime politique, mais bien un type de société, puisque l’État totalitaire vise à remodeler non seulement la totalité de la vie sociale, mais les individus eux-mêmes, selon ses principes politiques. Un tel « idéal » nécessite que l’État contrôle tous les aspects de la vie sociale et économique, voire personnelle. Aucun état autocratique d’avant le 20e siècle n’avait eu une telle prétention.

 

Le défilé de la culture physique

Le défilé de la culture physique (1935) ; Dmitri Vrubel

A l’encontre du totalitarisme, la démocratie se borne à régler la gestion du pouvoir politique sans prétendre diriger les autres aspects de la vie sociale ni d’instrumentaliser les rapports de pouvoir qui s’y instaurent. Ceci explique peut-être pourquoi une partie des citoyens ont tendance à considérer que les démocraties actuelles ne sont « que » des démocraties « formelles » et non pas des démocraties « réelles », puisqu’elles ne règlent pas tous les rapports sociaux et donc permettent des injustices (telle l’inégalité, parfois extrême, dans la distribution des richesses). Il y a pourtant une ironie tragique inhérente à l’idéal d’une démocratie totale, puisqu’à ce jour tous les programmes politiques qui prétendaient réaliser cet idéal, ont abouti au résultat contraire de celui qui était souhaité, donc à un régime totalitaire. Et les libertés artistiques ont partout fait partie des premières victimes de cette évolution.

Il faut aussi se poser la question de savoir si la notion de « démocratie » désigne une réalité qui admet des gradations ou s’il s’agit d’une question de « tout ou rien ». Nous avons spontanément tendance à la voir comme une notion absolue et donc à l’opposer frontalement au totalitarisme ou à l’autocratisme. Ceci se justifie peut-être dans les débats publics, puisque cela permet de faire ressortir plus clairement les enjeux du combat pour des politiques démocratiques. Cependant, en termes descriptifs ce type d’analyse n’est ni réaliste ni assez nuancé. Plutôt que d’opposer de manière dichotomique démocratie et non démocratie, il convient de situer les régimes démocratiques sur une échelle continue qui va de la démocratie pleine aux régimes autocratiques et totalitaires.  C’est ce que font les classements internationaux, tel celui de The Economist qui, sur une échelle de 1 à 10 distingue entre cinq gradations : les démocraties pleines, qui ont un indice supérieur à 8, les démocraties imparfaites, qui ont un indice compris entre 6 et 8, les régimes hybrides, qui ont un indice compris entre 4 et 6 et les régimes autoritaires, qui ont un indice inférieur à 4. L’indice global pour chaque pays est établi en calculant la moyenne de cinq indices qui sont : les processus électoraux et le pluralisme ;le fonctionnement du gouvernement ; la participation à la politique ; la culture politique démocratique ; les libertés civiles. La liberté artistique ne figure pas explicitement parmi ces critères, mais elle est évidemment partie intégrante des libertés civiles, tout comme la dimension sociétale des arts fait partie de la culture politique démocratique.

Les quinze pays de tête du classement des régimes politiques des États actuels

les quinze pays de queue du classement des régimes politiques des États actuels

Les quinze pays de tête et les quinze pays de queue du classement des régimes politiques des États actuels (d’après The Economist)

Si une telle échelle différenciée est plus adéquate qu’une conception dichotomique, c’est d’abord parce que les régimes démocratiques ne sont pas à tous les moments de leur évolution historique également fidèles à leurs propres principes constitutifs. Il suffit de se rappeler que les femmes n’ont eu que tardivement le droit de vote pour comprendre qu’il est absurde de considérer que les démocraties européennes des années vingt du 20e siècle étaient aussi démocratiques que les démocraties actuelles. 

Par ailleurs toutes les forces qui s’affrontent dans le débat démocratique ne sont pas nécessairement également favorables à l’ensemble des principes constitutifs de la démocratie.  Ainsi la Hongrie a, depuis 2010, pris dans de nombreux domaines (indépendance de la justice, éducation, égalité de tous les partis en termes d’accès au média, libertés civiles), des décisions législatives qui se veulent explicitement « illibérales » et qui, de fait, marquent une tendance vers un régime autocratique. Il est notable que ce programme contient aussi la volonté d’une prise de contrôle des institutions artistiques dans le but d’exercer une pression sur les artistes (notamment en termes de commandes, de remises de prix, de possibilités d’exposer) pour qu’ils inscrivent leurs créations dans le cadre de la vision de l’art développée par le parti FIDESZ et Viktor Orban. Cette vision fut développée par Orban dès avant sa première victoire en 2010. Il insista dès ce moment sur l’importance de l’art dans la recherche de la « beauté » et dans la diffusion des valeurs nationales et chrétiennes hongroises défendues par son parti. Cette mise au pas des arts a été analysée dans un rapport récent (14 mars 2022) de la « Artistic Freedom Initiative », une agence internationale d’évaluation des politiques artistiques : « In the last decade, FIDESZ has enacted constitutional and legislative changes that increase and consolidate the party’s control over the arts.These changes have served to limit the plurality of creative expression and advance a singular nationalist narrative. Further, these changes are in violation of the protections on civil, political, social, and cultural rights that Hungary has committed to through its ratification of key international human rights treaties and conventions » (p. 18).  On ne s’étonnera donc pas que dans le classement de The Economist  la Hongrie fasse partie depuis 2010 (année de la première victoire électorale du Fidesz) des régimes hybrides.

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