Pit Molling : Néo-traditionnel

02 juin. 2022
Pit Molling : Néo-traditionnel

Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Formé à la peinture, au graphisme et aux pratiques interdisciplinaires entre 2008 et 2012, à sa sortie de la Freie Akademie der bildenden Künste – FADBK de Essen, Pit Molling se met à créer des dessins numériques, puis en vient à créer des sculptures imprimées en 3D. Ce qui n’est d’abord que la recherche formelle d’une abstraction totale, devient très vite son crédo. Adolescent cherchant sa place dans la société, l’art lui a finalement offert une destinée, pour que dans cette voie, Molling dépeigne justement notre société, la décortique pour en comprendre les rouages. Son art se veut ainsi portrait de la société, et sous leurs allures abstraites, ses œuvres qui s’identifient aisément aux « motifs » qui nous entourent, sont autant de fragments de notre monde. Intégré au Salon du CAL dès 2013, il y participe à cinq reprises pour y montrer sa pratique de l’art pour l’art, déclinant, l’ordinateur pour crayon et pour burin, des « dessins libres », et des sculptures de plastique, tel l’artisan d’une nouvelle ère.

Dans l’art et principalement les arts visuels, il y a cette question centrale de savoir qui est l’auteur d’une œuvre d’art conceptuelle : l’artiste qui l’a pensé ou celui qui l’a faite. Chez Molling, il réside une dimension encore plus complexe dans la relation entre l’artiste qui conçois et la machine qui modèle. Pourtant, clairement dans le travail de l’artiste luxembourgeois, rien ne pourrait nous laisser croire en des œuvres algorithmiques, faites sans la marque de l’artisanat, tant la précision du geste est complète, tout autant que la démarche, tenue de bout en bout par cet artiste pour qui le numérique est un monde aux illimités possibilités, plutôt qu’une mine d’or où le vent se cultive… Rencontre avec Pit Molling, l’un des artistes phares de cette scène des artistes luxembourgeois du numérique.

Pit Molling

© Pit Molling

À partir de 2012, au sortir de vos études, votre travail se décline sous forme de « dessins numériques », autour de plusieurs œuvres regroupées dans une série titrée digital drawings. Pouvez-vous nous résumer le procédé de conception derrière ce processus de création associé au dessin numérique et pourquoi vous y installez-vous ?

Au début d’une carrière d’artiste, il se pose la question de trouver un atelier où tu peux travailler seul, quelque chose qui n’est pas facile à trouver. Le digital permet de produire sans produire. Mes œuvres sont stockées sur mon ordinateur, et en fonction des demandes et de mes envies, je peux produire l’une ou l’autre dans le réel. La deuxième raison pour laquelle je me suis intéressé à l’art numérique est plutôt d’ordre philosophique. Quand j’étais étudiant à la Freie Akademie, j’avais tenté de réinventer la roue, de la penser sous une nouvelle forme, mais ça n’a pas fonctionné. J’ai donc cherché des solutions pour la construire autrement, et ça a été évident pour moi d’utiliser le digital pour trouver des solutions. Nous sommes encore au début d’une révolution digital, et naturellement il faut se poser la question de quelle influence le digital va avoir sur nos pratiques traditionnelles en tant qu’artiste. Personnellement, je tente de mêler les techniques traditionnelles au digital. Je ne suis pas un geek, ou un passionné d’informatique, je reste un artiste traditionnel qui expérimente avec cette nouvelle technologie.

Votre recherche artistique débute donc autour de sortes de « dessins automatiques » qui vous permettent d’atteindre le niveau d’abstraction que vous cherchez alors. Pourtant, malgré leur irréalité, il s’y dégage toujours l’association à une forme « reconnaissable ». Injectez-vous consciemment dans votre travail une dimension psychique, à la manière du test de Rorschach utilisé comme outil d’évaluation psychologique, où chacun interprète plus ou moins autre chose en fonction de qui il est ou ce qu’il est ?

Tout à fait. Quand tu travailles par le biais du digital, tu dois avoir conscience que ton travail est dévalué. Je m’efforce donc de cacher un peu cet aspect digital. Je travaille dans le clin d’œil. Mes dessins sont par exemple un travail colossal. À la manière de l’application « Paint », je dessine point par point, pixel par pixel. Avec juste un point tu n’as pas de dégradation de la couleur, tu as juste ce point noir. En dessinant point par point sur une grande dimension, je peux ainsi intégrer à mes dessins énormément de détails. C’est une façon de travailler comparable à la gravure. Le trait est très fin, très détaillé, et dans ce sens on peut faire le parallèle avec la gravure. Pour mes sculptures, je travaille avec du plastique, un matériau non noble. De fait, je dois trouver à concourir face aux matériaux traditionnels, comme le marbre par exemple, qui sont considérés comme ayant plus de valeur que le plastique. Il s’agit de cacher conceptuellement la manière pour rivaliser avec les pratiques traditionnels, considérées comme plus nobles.

Butterfly_ ©_Pit Molling

Butterfly, 2013 © Pit Molling

Il y a en effet, cette dualité entre arts traditionnels et arts numériques dans votre pratique. Ce qu’on pourrait appeler un « nouvel artisanat »…

Dans un sens, même si je n’ai pas de solution établie quand je me lance dans un nouveau travail. Je dois toujours faire une recherche technique avant de procéder à la production. Il y a toujours plusieurs étapes à franchir et parfois même tu y trouves autre chose. C’est n’est pas comme dans l’artisanat ou les procédés existent, où des formules sont élaborées. Dans le numérique, tu dois toujours t’adapter et te renouveler.

Dans votre pratique vous liez les techniques traditionnelles des Beaux-Arts avec les pratiques de l’art contemporain. Et cette dualité est présente dans certaines des collaborations que vous avez menées, et notamment pour la pièce 365 degree en collaboration avec le compositeur Max Molling, le chef d’orchestre Ivan Boumans et le Luxembourg Studio Orchestra. La musique orchestrale s’associe ici à un art nouveau. Quelle a été votre approche sur ce projet ?

Le traditionnel c’est ce qu’on connaît déjà, c’est donc déjà une référence en tant que telle. Si je travaille d’une façon nouvelle, je dois appliquer ces références, sinon on ne s’y retrouve plus. La recherche du motif doit toujours faire référence à quelque chose que nous connaissons, quelque chose que nous pouvons interpréter. Mon inspiration pour ces motifs vient dès le début de la création d’une œuvre. Très tôt, dans ma pratique artistique, je me suis demandé comment je pouvais tester ce monde virtuel vis-à-vis de mes inspirations. Si j’intègre des nuages dans mon travail, c’est parce que c’était pour moi des motifs évidents. Je ne cherche pas à remettre en question le motif du nuage, si je le construis par une technique numérique, je ne me pose pas trop de questions, je travaille autour du motif en soi, sans le problématiser. C’est toujours important pour le public de pouvoir se retrouver dans une œuvre. Les références communes s’accrochent donc toujours à mes œuvres.

Pit Molling

Butterfly, 2013 (détail) © Pit Molling

Même si vous ne souhaitez pas donner de réponse face à ce que représente l’une ou l’autre de vos œuvres. Leur interprétation est libre…

Absolument. Je ne souhaite pas livrer de message. Je crée le portrait d’une société. Tout artiste a cette mission dans un sens. Je dis toujours que je suis quelqu’un qui va au bout de la société. Dans ce sens, j’essaye de reproduire une vision de la société, d’en faire un portrait par le numérique, cette pratique qui devient de plus en plus importante dans le spectre des arts contemporains. Ensuite, la difficulté est de se voir « consacré » et trouver une forme de légitimité pour construire son travail sous des techniques numériques. Il s’agit de montrer aux publics que la digitalisation a sa place dans les Beaux-Arts.

Entre 2013 et 2020, il y a eu plusieurs étapes à cette reconnaissance dont vous parlez, et notamment votre participation à cinq reprises au Salon du CAL. Et puis, en 2019, vous recevez le prix Révélation dans le cadre du Salon du CAL. Attribué tous les deux ans par le ministère de la Culture à un jeune artiste du Salon annuel du Cercle artistique, le prix Révélation est une marque de reconnaissance. Ce prix vous stimule à ouvrir un nouveau cycle baptisé « exploring data », par lequel, après votre expertise dans le dessin numérique, vous explorez les formes en volume par la technique de l’impression 3D. Pouvez-vous nous parler de ce premier essai en trois dimensions et ce qu’il a fait germer dans votre pratique artistique ?

Pendant mes études comme j’étais dans un cycle interdisciplinaire, je pouvais aussi m’atteler à la sculpture. C’était l’un de mes points forts dans mon travail. Après mes études, ce sont mes dessins numériques qui m’ont permis d’être exposé et je m’y suis un peu enfermé, même si la sculpture est toujours restée un immense chantier de réflexion pour moi. J’ai toujours su qu’elle devrait revenir dans mon parcours à un moment ou à un autre. Le problème majeur a été de trouver quelque chose qui fonde ma recherche, comme pour mes dessins, un outil, et un concept… En 2016, les imprimantes 3D devenaient abordables, alors, je m’en suis procuré une et j’ai commencé à tester des choses. Très vite, j’ai commencé à exposer des petites œuvres imprimées en trois dimensions. Des premiers « objets » qui relevaient de l’ordre de l’expérimentation. C’est une technologie qui est encore très difficile à exploiter. Beaucoup de choses peuvent se passer avec cet outil. J’ai donc pris du temps pour découvrir et connaître au mieux cette technologie et y trouver ma propre façon de travailler.

J’ai travaillé autour de cet outil jusqu’au prix révélation, où ma recherche a abouti à une sculpture qui montrait l’aboutissement de toute cette recherche, et celle qui me rendait le plus fier. Cette sculpture a été le fondement de mon travail ensuite, et de la reconnaissance que le public m’a accordée. Aujourd’hui je suis connu pour mes sculptures en 3D. Le dessin numérique est devenu quelque chose du passé, même si je ne souhaite pas le mettre de côté. En même temps, j’aime explorer tous types de médiums, comme la vidéo, par exemple… J’essaye toujours de rester polyvalent, ne pas m’enfermer dans un médium, une pratique, ou une discipline.

Pit Molling

Cloud, 2019 © Pit Molling

En 2021, pour L'association De Mains De Maîtres Luxembourg, qui a entres-autres pour vocation d'exporter l'artisanat luxembourgeois, vous participez à la Biennale des métiers d’arts contemporains Viv(r)e la Matière et la résidence Impressions d’automne. Encore une façon de mêler vos qualités d’artisan et d’artiste du numérique… Dans ses préoccupations principales l’association De Mains De Maîtres veut « privilégier la transmission indispensable à la préservation des métiers et des savoir-faire »… L’art numérique fait-donc déjà partie de ces savoirs-faires à « préserver » ?

Le fait que je sois rentré dans l’association De Mains De Maîtres vient du fait que je fais tout moi-même. Je ne suis pas un artiste qui élabore quelque chose et qui fait qui ensuite appel à un prestataire pour l’élaboration physique de l’œuvre. Ce qui est important pour moi, c’est justement de pouvoir contrôler toutes les étapes de la production d’une œuvre. Ça me donne aussi la liberté de changer quelque chose en cours de route, en plein processus… Cette façon de faire est le résultat de mon affection pour les procédés liés à l’artisanat. J’ai besoin de travailler comme ça, cela participe à la conception globale de mes œuvres.

Jusqu’à la fin du mois de mai s’est déroulée votre première exposition solo, forme de rétrospective des dix années passées en tant qu’artiste indépendant. Comment avez-vous construit cette exposition ?

C’était ma première exposition solo après dix années en tant qu’artiste indépendant. Une première opportunité qu’on m’a donnée pour montrer mon travail de façon plus large, et ma première expérience pour jouer avec mon travail dans une pièce m’étant dédiée. La Fondation Valentiny se loge à Schengen, dans un bâtiment très impressionnant. La pièce qu’on m’a confiée est illuminée grâce à la lumière du soleil qui entre par des grandes fenêtres de vitraux. Il n’y a pas de lumière indirecte. Je ne pouvais donc n'utiliser que celle qui vient du dehors. Il m’a donc fallu travailler cette lumière naturelle pour la mettre en perspective avec mes sculptures. Dans cette première exposition solo, j’ai pu, pour la première fois, faire la connexion entre mes dessins numériques et mes sculptures en trois dimensions. Ça a été une façon de résumer dix années d’expérimentations et de travail autour de cet outil qu’est le numérique.

Pit Molling

Half-Truth, 2022 © Pit Molling

À la Fondation Valentiny, vous avez exposé votre sculpture Half-Truth, sûrement l’une de vos sculptures en volume les plus abouties que ce soit dans le fond comme dans la forme et un symbole évident de votre ligne artistique. Par définition une demi-vérité est une/un « affirmation, propos qui n'est ni tout à fait une vérité ni tout à fait un mensonge ». Dans ce sens, en quoi cette œuvre relate de cette demi-vérité dont elle porte le nom ?

Quand tu commences à travailler dans le numérique, tu as à ta disposition tellement de possibilités. Dans le dessin libre traditionnel, tu n’utilises pas de gomme, donc si tu fais une erreur, tu la corriges par contraste, et si une erreur n’est pas ajustable, tu t’arrêtes et tu recommences. Dans le numériques, tu as toutes sortes de possibilités de travail et de correction. Tu peux aller en arrière, tu peux couper des choses… Tu peux tout faire, bien plus que dans le réel. Le problème est que si tu utilises ces possibilités tu risques de développer un travail superficiel in fine. Tu dois donc limiter tes possibilités pour rester dans le vrai, dans les règles de l’art. Il faut instaurer une certaine tolérance. Si tu travailles avec un nouvel outil, tu as la possibilité dans l’autre sens de choisir et de réfléchir sur les possibilités que tu as. Half-Truth est en fait le témoignage de ces possibles. C’est un copié/collé. L’une des deux parties a été modelée pour être ensuite copiée en jeu de miroir et ajustée à l’autre partie. C’est une copie de la première partie. Dans l’exposition, je me suis intéressé à cette notion de « contraire ». Le dessin Butterfly, par exemple, est une sorte de test de Rorschach, tout en étant un faux copié/collé. C’était une période où je voulais rester légitime face à la création en tant que telle. Aujourd’hui, je joue avec ce thème, c’est un peu un clin d’œil pour montrer comment on peut arriver à cette symétrie parfaite grâce à l’outil numérique. 

Le numérique a révolutionné les pratiques artistiques de tous bords, de l’utilisation de l’ordinateur comme nouveau corps pour la création numérique dans les années 80, aux environnements virtuels qui se tissent aujourd’hui, en passant les NFT… À votre avis, que reste-t-il à y explorer et quelles sont les dérives qui pourraient émerger ?

Le numérique s’intègre aux Beaux-Arts à la manière de toutes les autres disciplines qui y ont émergé ce dernier siècle, comme la photographie ou l’art vidéo. Toutes ces disciplines ont mis du temps à s’établir dans les Beaux-Arts. Et toutes ces disciplines connaissent des sous-catégories, tout comme dans le numérique. Si moi je travaille de façon plutôt traditionnelle avec comme outil le numérique, il y a effectivement des artistes qui s’intéressent au NFT ou aux environnements virtuels immersifs, où vraiment tu rentres dans la 3D physiquement… Après, personnellement je suis assez sceptique par rapport à l’idée même des NFT. Pour moi l’art doit être quelque chose qui doit toucher les gens, et ne pas être un ressort pour faire de l’argent. En travaillant avec des NFT, en tant qu’artiste tu risques d’aller dans une direction commerciale et donc de faire de l’art pour gagner quelque chose sans te soucier de la cause en soi… Ce n’est pas mon objectif personnel en tant qu’artiste. Je préfère rester dans la doctrine de « l’art pour l’art »…

Après ces dernières années très enrichissantes et concluantes dans vos aspirations artistiques comme personnelles, quelles sont vos ambitions et/ou rêves pour la suite de votre carrière ?

Avec De Mains de Maîtres, nous allons mener une exposition éphémère au Grand Palais à Paris en juin. En parallèle, je réfléchis pour une nouvelle candidature au prochain Salon du CAL. Après tout cela, je vais sûrement prendre la deuxième partie de l’année 2022 pour revenir dans mon atelier et continuer ma recherche, réfléchir à mon travail… Après deux ans de pandémie où j’ai été dans le stress de produire et de planifier, j’ai besoin maintenant de me poser un petit peu. Prendre mon temps. J’en ai besoin personnellement, comme pour mon fils.

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