Arts majeurs, arts mineurs 4/4

01 juin. 2022
Arts majeurs, arts mineurs 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Vers la fin de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ?

Les sociologues de l’art ont montré que la hiérarchie des arts, comme toute hiérarchie culturelle, est indissociable de l’importance des hiérarchies dans la vie sociale sociétés, donc est intimement liée à l’importance plus ou moins grande du principe hiérarchique dans le fonctionnement global de la société. Le destin historique de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs confirme cette hypothèse. Si cette distinction hiérarchique eut une fonction structurante pour les arts dans les sociétés d’ancien régime, ainsi que durant les deux premiers tiers du XIXe siècle, moment où la bourgeoisie capitalistique imposa une nouvelle hiérarchie sociale très forte, elle commença à s’affaiblir dans le dernier tiers du XIXe siècle, au même moment où les sociétés européennes commencèrent (de manière certes fort inégale selon les pays) à se démocratiser timidement, non seulement sur le plan politique, mais en instaurant les premiers éléments de liberté d’opinion et de parole, en garantissant à tous les enfants un accès à la scolarisation, en augmentant peu à peu le temps de loisir, etc. Cet ensemble de transformations convergentes affectant différents espaces sociaux, se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Elles ont amené nos sociétés à reconnaître peu à peu la même dignité à tous les individus de la société et du même coup à estomper la contrainte de tous les mécanismes de distinctions stables, c’est-à-dire transmissibles. Ces transformations ont affecté aussi les mondes de l’art, sous la forme d’une démocratisation des goûts : l’importance et l’efficacité des discours normatifs top-down (énoncés par des prescripteurs-experts) n’ont cessé de décliner, alors que les stratégies de diffusion des goûts par affinité, donc horizontales, prennent de plus en plus d’importance. Qu’on regrette ou qu’on salue cette évolution, elle est indubitable et il est douteux qu’elle soit réversible autrement que par le retour à une société hiérarchique, ce que sans doute bon nombre d’entre nous préférerions éviter.

La socialisation des  goûts artistiques par affinités individualisées : Capture d’écran du site Rotten Tomatoes.  Ce site dédié à l’évaluation des films et des séries télé fonctionne, comme le régime politique démocratique, selon le principe d’agrégation de préférence individuelles. Le fait que le pourcentage d’avis positifs de Rotten Tomatoes soit de plus en plus présent sur les affiches de promotion des films, à côté des traditionnels avis critiques émis par des journalistes spécialisés de la presse, montre l’importance que l’industrie cinématographique accorde à la radicalisation d’une tendance qui était depuis toujours une particularité du cinéma, à savoir le rôle peu prescripteur de la critique professionnelle.

La socialisation des goûts artistiques par affinités individualisées : Capture d’écran du site Rotten Tomatoes. Ce site dédié à l’évaluation des films et des séries télé fonctionne, comme le régime politique démocratique, selon le principe d’agrégation de préférence individuelles. Le fait que le pourcentage d’avis positifs de Rotten Tomatoes soit de plus en plus présent sur les affiches de promotion des films, à côté des traditionnels avis critiques émis par des journalistes spécialisés de la presse, montre l’importance que l’industrie cinématographique accorde à la radicalisation d’une tendance qui était depuis toujours une particularité du cinéma, à savoir le rôle peu prescripteur de la critique professionnelle.

Nombreux sont ceux qui pensent que sans hiérarchie des arts il n’y saurait y avoir d’art exigeant. Ainsi, pour en revenir à Dylan, une conviction sous-jacente aux critiques de ceux qui s’élevèrent contre la décision du comité Nobel fut que l’art du poète-chanteur, surtout à l’époque des médias musicaux, est un art dont la pratique est peu exigeante comparée à celle de l’art littéraire. Écrire une chanson, put-on lire, est une affaire de quelques minutes, puisque la seule chose qui compte est qu’elle se conforme à un moule standard. C’est évidemment faux dans le cas de Dylan comme dans le cas d’autres chanteurs-compositeurs. Inversement, il y a de grands poètes qui avaient la plume facile : c’était le cas de Heinrich Heine et de Victor Hugo. Personne n’y voyait, ni n’y voit, une raison pour les disqualifier : au contraire on interprète leur facilité d’écriture comme un signe d’une puissance créatrice particulièrement extraordinaire.  

Établir une hiérarchie entre les arts a rarement été un souci des artistes eux-mêmes. On peut prendre le cas de la musique. La distinction entre musique savante et musique populaire, de même que celle entre musique sérieuse et musique de divertissement a été ardemment débattue par les critiques musicaux tout au long du 20e siècle. Et pourtant, les compositeurs ont l’habitude, depuis longtemps, d’utiliser des mélodies de chants ou des rythmes de danses d’origine « populaire » dans leurs œuvres. La musique de Mahler ne saurait nier ce qu’elle doit aux musiques militaires et aux chansons populaires ; Bartok n’a cessé de puiser dans les mélodies et les rythmes des chants et danses folkloriques d’Europe centrale ; Stravinsky et Chostakovitch se sont inspirés du jazz. On ne saurait rétorquer que dans ces pièces les musiques populaires, donc mineures, ne sont utilisées que comme des matériaux et que les éléments structurels (tonalités, contrepoint, harmonies etc.) relèvent intégralement de la musique savante. Car une mélodie ou un rythme ne sont jamais de simples matériaux : ce sont deux éléments structurants de l’immense majorité des musiques. Donc emprunter de tels éléments à des musiques mineures produit donc bien une interpénétration d’éléments musicaux censés appartenir à des mondes incommensurables.

Pour prendre conscience de la rapidité avec laquelle la distinction entre arts majeurs et arts mineurs, entre high and low, a perdu en importance, il suffit de se pencher sur le destin récent des arts médiatiques. Lorsqu’en 1965 Pierre Bourdieu et Luc Boltanski publièrent Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, ouvrage consacré aux pratiques amateur de la photographie leur titre qu’ils donnèrent à leur livre était évidemment un jeu avec la dichotomie arts majeurs/arts mineurs : l’idée était qu’il existe au moins un art, celui de la photographie, qui occupe une situation tierce, entre les deux. Mais le terme « moyen » était aussi une référence à ce qu’ils pensaient être les producteurs et consommateurs par excellence de cet art : les classes moyennes, ce que les marxistes qualifiaient (et qualifient sans doute encore aujourd’hui) de « petite-bourgeoisie ». Leur analyse mettait le doigt sur une situation effectivement tout à fait particulière : les arts médiatiques de l’image fixe, mais aussi de l’image-mouvement sont ceux qui ont essaimé le plus largement dans toutes les couches de la société. Et depuis l’époque analysée par Bourdieu et Boltanski cette évolution n’a fait que s’accélérer.

Aujourd’hui, grâce aux propriétés multimédiatiques des smartphones, la photographie et la vidéo sont devenues des pratiques quasi-universelles dans toutes les couches de la société. Mais surtout leur destination et leur mode de consommation, et donc leur fonction, sont en train de changer fondamentalement. Les photos et les flux vidéo étant le plus souvent chargés sur les réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Facebook, Tik Tok, …) ils acquièrent un statut public. Par ailleurs, sur les réseaux les comptes d’artistes « professionnels » côtoient ceux des « amateurs », la frontière entre les deux étant souvent perméable : dès lors qu’un compte a réussi à attirer un nombre suffisant de followers il a tendance à s’« artialiser », à la fois du point de vue des récepteurs et de celui du producteur des contenus. Comme Panofsky l’avait noté à propos du cinéma (mais cela valait déjà pour la photographie), l’artialisation des contenus des réseaux sociaux naît de leur capacité à exploiter les « possibilités uniques et spécifiques » de leur media.

Des développements du même ordre peuvent être observés dans le champ de l’art contemporain : des pratiques comme le graffiti ou le break-dance, qui, au départ, étaient communautaires ont été rapidement intégrés dans le monde de l’art. Cela n’est pas étonnant : l’art contemporain s’intéresse au moins autant aux frontières de l’art qu’à son centre. Du même coup la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ne fait pas partie de ses présupposés : elle n’est plus qu’une des multiples frontières que les pratiques contemporaines interrogent, déconstruisent ou traversent. 

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