Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 4/4

06 mai. 2022
Qu’y a-t-il de contemporain dans l’« art contemporain » ? 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La contemporanéité de l’« art contemporain »

Si les différents paradigmes artistiques constituent des alternatives plutôt que des étapes sur un cheminement téléologique, est-ce qu’ils sont nécessairement toujours mutuellement exclusifs à un moment donné de l’histoire ?  Dans la liste des quatre moments cruciaux du paradigme contemporain proposée par N. Heinich, le ready-made, l’art conceptuel, la performance et l’installation, deux au moins, comme elle l’indique elle-même, appartiennent à l’époque régie par le paradigme de l’art moderne. Ainsi la première série de ready-mades fut « produite » par Duchamp entre 1913 et1920, donc en pleine époque de cristallisation du paradigme de l’art moderne. De même, l’émergence du moment de la performance remonte au futurisme et au dadaïsme, deux mouvements-phares du modernisme.

Deux moments « modernes » du paradigme de l’art contemporain : Marcel Duchamp, Porte bouteilles, 1914 ; Tristan Tzara, Le cœur à gaz, 1921.

Deux moments « modernes » du paradigme de l’art contemporain : Marcel Duchamp, Porte bouteilles, 1914 ; Tristan Tzara, Le cœur à gaz, 1921.

Deux moments « modernes » du paradigme de l’art contemporain : Marcel Duchamp, Porte bouteilles, 1914 ; Tristan Tzara, Le cœur à gaz, 1921.

De même, des œuvres relevant du paradigme moderne continuent à être produites en plein « règne » du paradigme contemporain. Heinich a montré, de manière convaincante, que dans le paradigme moderne la création artistique trouve sa finalité dans l’œuvre-objet (par exemple un tableau) conçue comme une expression de la personnalité et de l’intériorité de l’artiste. A l’inverse, dans le paradigme de l’art contemporain l’œuvre réside dans la conception plus que dans l’objet produit : elle peut même être constituée par l’absence de son objet, comme dans le Erased De Kooning de Robert Rauschenberg. De manière plus générale, les œuvres contemporaines ne s’inscrivent pas dans une conception substantialiste de l’art, mais explorent et déplacent ses limites et ses frontières, tout autant que celles des institutions qui l’hébergent et l’exposent, interrogent les valeurs qu’il porte traditionnellement, etc. Or, au même moment où le paradigme de l’art contemporain triompha à travers l’art conceptuel et minimaliste, plusieurs peintres néo-expressionnistes, et notamment de Francis Bacon et Julian Freud, qui, pour l’essentiel, renouèrent avec la peinture moderne expressionniste du début du XXe siècle, atteignirent une célébrité internationale.

La situation actuelle est caractérisée par le même pluralisme. Le développement de plus en plus soutenu et la complexification croissante des pratiques les plus emblématiques du paradigme de l’art contemporain, à savoir les performances, les installations, les œuvres éphémères, l’exploration et la déconstruction artistique des catégorisations genrées, etc.,  coexistent avec des pratiques picturales (mais pas seulement) qui ne dérogent en rien au paradigme de l’art moderne : les œuvres de David Hockney, Joan Mitchell, Anselm Kiefer, Jenny Saville, Pierre Soulages, Marlène Dumas, Georg Baselitz, et de bien d’autres, relèvent fortement de pratiques picturales auto-expressives qu’on peut qualifier de « classiques ». Il est vrai que Richter par la dimension méta-picturale de ses peintures d’après photographies, Baselitz par sa remise en cause des conditions d’accès visuel aux composantes mimétiques des œuvres, Kiefer par son recours à des dispositifs qui relèvent de l’installation intègrent des traits associés au paradigme contemporain dans leur travail. Mais on pourrait facilement montrer que le modernisme (en particulier le futurisme russe) utilisait déjà tous ces traits.


Le paradigme de l’art moderne à l’époque de l’art contemporain : Joan Mitchell,   Then, Last Time I (1985); Anselm Kiefer, Athanor, (2007)

Le paradigme de l’art moderne à l’époque de l’art contemporain : Joan Mitchell,   Then, Last Time I (1985); Anselm Kiefer, Athanor, (2007)

Le paradigme de l’art moderne à l’époque de l’art contemporain : Joan Mitchell, Then, Last Time I (1985); Anselm Kiefer, Athanor, (2007)

Le Pop-art est un cas particulièrement intéressant : celui d’un mouvement à cheval entre le paradigme moderne et le paradigme contemporain. S’il fut le lieu de plusieurs gestes forts dans le développement de l’art contemporain, tels le Erased de Kooning de Rauschenberg qui mit en pièces l’idée de l’incarnation matérielle des œuvres, les Brush Strokes de Lichtenstein, reprises ironiques du dripping néo-expressionniste, ou encore les Brillo Boxes de Warhol, mise en cause de la frontière entre art et objets quotidiens en même temps que mise en abyme du ready-made duchampien – il accueillit aussi des œuvres picturales classiques, sinon par leur contenu du moins par sa mise en œuvre, orientation dont les peintures de Jasper Johns sont l’exemple le plus parfait. Il est d’ailleurs significatif que Wikipedia classe Johns comme appartenant à quatre périodes différentes : « Expressionisme abstrait, Néo-Dada, Art moderne, Pop-art », en omettant la catégorie de l’art contemporain (qui figure en revanche parmi les périodes d’appartenance de son ami et compagnon Robert Rauschenberg).

Il ne faudrait donc pas sous-estimer la différence qui existe entre les paradigmes historiques dans le domaine des sciences et les paradigmes artistiques. En sciences, la naissance d’un nouveau paradigme signe l’obsolescence du paradigme antérieur. C’est qu’au dans leur cas le remplacement d’un paradigme par un autre, n’en déplaise aux relativistes, correspond à un progrès des connaissances. L’art moderne eut certes la conviction que l’abstraction était un progrès par rapport à la peinture figurative, parce qu’elle se concentrait sur les aspects constitutifs de la peinture plutôt que sur son contenu mimétique. Mais cette conviction a été démentie par les faits, puisque l’abstraction n’a jamais remplacé la peinture figurative. Les chevauchements qui viennent d’être décrits montrent que cela n’a guère plus de sens de dire que l’art contemporain constitue un progrès par rapport à l’art moderne.

C’est le postmodernisme qui a formulé la critique la plus forte de l’idée de progrès dans les arts. Le philosophe Arthur Danto en avait tiré la conclusion que l’histoire de l’art conçue comme récit d’un progrès artistique était désormais finie et qu’à l’époque contemporaine tout ce qui avait été pratiqué dans les arts était également à la libre disposition des artistes, l’art posthistorique étant par essence un art éclectique. Le postmodernisme, lu à travers les yeux de Danto, avait mis fin à la possibilité même que l’art soit structuré par un paradigme. 

Le destin de l’expression « postmodernisme » (et de ses équivalents en anglais et en allemand) est édifiant, lorsqu’on le compare à celui de l’expression « art contemporain ». Il connaît une ascension stupéfiante entre 1980 et 1997, période qui correspond à son apogée dans le domaine des pratiques et des théories de l’architecture et de la littérature, pour amorcer un déclin tout aussi rapide à partir de cette date. Il faut ajouter que le pourcentage absolu d’occurrences du terme « postmodernisme » a toujours été bien moindre que celui de l’expression « art contemporain ». En ce qui concerne le champ qui nous intéresse ici, celui des arts plastiques, la différence a été encore plus nette : la notion de postmodernisme n’a jamais réussi à s’y imposer de manière conséquente.

Il est sans doute difficile d’en trouver les causes. Peut-être que la notion de postmodernité était moins attractive parce qu’elle faisait dépendre les enjeux de l’art actuel de ceux de l’art moderne. En effet par sa dénomination même, elle mettait l’accent sur son caractère dérivé (« post- »). Plus fondamentalement, le paradigme contemporain n’est pas l’inversion du paradigme moderne. Il revendique un territoire différent de celui-là, son enjeu fondamental étant d’élargir les possibilités de l’art à travers des dynamiques transgressives capables de déporter les pratiques artistiques hors de l’art et ce non seulement au niveau des pratiques créatrices, mais aussi de ses réalités institutionnelles et de ses modes de réception, donc au niveau de l’agentivité même des pratiques. On dit souvent de l’art contemporain qu’il est élitiste. Dans ses engagements proprement créateurs, il est au contraire intrinsèquement antiségrégationniste, et c’est par là qu’il est réellement contemporain.

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