21 fév. 2024Trixi Weis, envers et contre tout
Un atelier, ce n’est parfois rien d’autre qu’un chez soi où l’on œuvre en retrait du monde. Difficile alors de démêler ce qui relève de la vie personnelle ou de la production artistique, tant tout se tient ici dans le domicile-atelier, de façon indivisible. Ce qui renvoie à l’une des particularités du travail de l’artiste : celui de pouvoir rendre public un travail qui germe intérieurement, in petto. Espace physique et mental à la fois, le domicile-atelier abrite les émotions, les souvenirs, les rêves, des corps réels ou imaginaires, et bien des projets qui maintiennent en vie. Qui maintiennent la vie.
Trixi Weis habite à Esch-sur-Alzette, où elle s’est installée il y a maintenant plus de quinze ans avec tout un groupe d’amis. C’était le temps où la capitale de la Minett passait auprès des artistes pour un lieu en vogue, populaire et cosmopolite, loin de l’ambiance aseptisée que l’on rencontrait à Luxembourg-Ville. De ce groupe d’amis, il ne reste plus qu’elle aujourd’hui ; les autres sont depuis repartis, évoluant pour la plupart à l’étranger. La rue Victor Hugo où se trouve son domicile-atelier est paisible et revêt une lumière blanche en cet après-midi de janvier. Au coin de la rue, la librairie Diderich et, à peine plus loin, le café Pitcher, véritable institution placée sous le signe de Bacchus. Les rosiers aperçus à travers la fenêtre donnant sur son petit jardin ont été coupés avec soin. Car Trixi, on le sait bien, a la main verte, ainsi qu’en témoignent ses nombreuses performances recourant au jardinage, comme lorsqu’en 2005, lors de la performance Hortus, Trixi fait découvrir à un public médusé les joies de la cuisine florale à partir de plantes cultivées dans la vallée de la Pétrusse (Sous les ponts, le long de la rivière II). Aussi part-elle très prochainement pour un séjour de quelques semaines en Italie, chez une amie artiste de longue date. Prendre l’air, le large, se ressourcer, pour mieux poursuivre le travail qu’elle vient d’entamer sur les invisibles et le sans-abrisme, à l’heure où l’on parle d’instaurer au Grand-duché un arrêté anti-mendicité…
Il faut gravir le premier étage de l’appartement dont elle est locataire pour entrer dans son royaume. Des effets personnels révèlent tout d’abord une longue tradition artistique familiale — le buste de son arrière-grand-mère orné d’une croix de Lorraine, quelques tableautins d’un peintre anonyme posés dans un coin, un carnet renfermant les croquis et les annotations de son arrière-grand-père, qui était sculpteur ; sur une étagère se trouve aussi, en noir et blanc, la photo d’une amie foudroyée en pleine jeunesse par la maladie. Dans la pièce unique où je suis reçu se découvrent les indices d’une vie bien remplie, avec son lot de beautés et de tragédies humaines. Je m’assieds dans le fauteuil qui m’est présenté, ce mobilier si souvent présent dans ses œuvres pour inviter le visiteur à suspendre le flux incessant — d’informations, de marchandises ou de bêtises — où il est pris quotidiennement. Âgée aujourd’hui de 56 ans et des yeux toujours malicieusement pétillants, Trixi Weis fait dorénavant le point sur sa vie. Elle recense, consigne, archive : des photos d’elle à différents âges sont disséminées sur un tréteau, en attente d’une prochaine conversion artistique. On devine à travers elles ses diverses pérégrinations européennes. A Bruxelles, où débute son cheminement artistique, Trixi rejoint en 1988 l’atelier de sculpture de Felix Roulin, à l’Ecole de la Cambre.
Elle poursuivra judicieusement à Prague, où elle participe à la renaissance artistique de la capitale tchèque deux ans seulement après la Révolution de velours, sous le gouvernement progressiste de Vaclav Havel. En 1991, Trixi devient la première étrangère à être accueillie à l’Académie des Beaux-Arts, au sein de la classe de Milan Knizak. C’est le temps des amours et de l’insouciance, et donc de la fête — thème auquel elle consacrera par la suite nombre de performances plus conviviales les unes que les autres. Trixi (contraction de l’Allemand Beatrix) y mène ses premières installations in situ (Maisons d’ouvriers). C’est là aussi que son travail devient plus féminin (Boudoir / Sweet home) plutôt que féministe, avant de connaître un tournant plus conceptuel.
Depuis la mort de ses parents en 2021, puis la perte de son appartement mythique et la disparition de son chat adoré, Trixi est seule, orpheline du monde. Un sort cruel pour celle qui n’a cessé de convier les autres à festoyer, à célébrer la vie confondue avec l’art. Une solitude dont elle a fait d’ailleurs le matériau ou le sujet de ses autoportraits, jusqu’à toucher parfois une forme de désespoir, comme lorsqu’elle enfile verre sur verre dans hometherapy I (2007) — une séquence d’anthologie qui rappelle une fameuse séquence du Marchand des 4 saisons (Händler der vier Jahreszeiten, 1972) de Rainer Werner Fassbinder… On songe aussi bien à l’une de ses dernières installations autobiographiques, d’un minimalisme absolu, dans le cadre de sa dernière exposition personnelle, intitulée empty emptiness (2021), dont un volet rend hommage à son père.
Le retour au Luxembourg, en 1998, n’est pas évident. Après des locations d’appartements grandioses dans des maisons de maîtres bruxelloises et pragoises, les lieux qu’elle occupe au Grand-duché sont provisoires et revus à portion congrue : roulotte, chambre-atelier sans chauffage dans une ancienne ferme, et même un bungalow promis à une destruction prochaine dont elle tirera une installation festive (me myself and I, 2008). Trixi mène durant plusieurs années une vie bohème.
Puis, deuxième phase intense de sa production, elle redécouvre la beauté de la vieille ville et des paysages du Luxembourg. Lesquels deviennent alors sa source principale d’inspiration, comme dans cette performance sur la Pétrusse où elle vogue sur une barque de fortune confectionnée en Tyvek (Il était un petit navire, 2003).
C’est cependant dans le domaine des commandes publiques que Trixi sévit régulièrement — tout le monde a en mémoire sa City Clock (2013) commanditée par le Fonds d'urbanisation et d'aménagement du plateau de Kirchberg et qui va, prochainement, être restaurée. Écoles, mairies, et autres bâtiments du Grand-duché sont autant de lieux publics où prennent place ses sculptures monumentales.
C’est d’ailleurs Trixi Weis qui aura largement contribué à faire connaître cette possibilité pour les artistes en fondant, en 2013, l’association des artistes plasticiens luxembourgeois (AAPL) aux côtés de Catherine Lorent et Bruno Baltzer. Une association que Trixi Weis aura présidée sept années, jusqu’en 2020. Quand elle n’investit pas l’espace public, Trixi intervient régulièrement comme scénographe et costumière pour son frère, le danseur et chorégraphe Jean-Guillaume Weis, qui a autrefois évolué au sein de la compagnie de Pina Bausch ainsi qu’aux côtés d’autres metteurs en scène.
Récente lauréate d’une bourse de documentation d’artiste de la part de Kultur/LX, Trixi Weis prépare la publication d’une monographie documentant l’ensemble de son œuvre protéiforme. Elle vient aussi de participer à l’exposition collective Hors d’œuvre, qui s’est tenue jusqu’au 21 janvier 2024 au Cercle Cité ; elle y a présenté une performance participative dans laquelle le public était contraint de tenir son verre à l’horizontal, sous peine de voir son contenu (du vin rouge) se déverser sur le sol.
Une métaphore (le verre à moitié vide ou à moitié plein, bu dans tous les cas précieusement jusqu’à la lie ?) qui nous renvoie concrètement à la crise économique que nous traversons. Dans une même sensibilité politique, Trixi Weis s’intéresse dernièrement à l’habitat, à l’inflation, au sans-abrisme, aux laissés pour compte, si souvent relégués de l’espace public comme de l’art. Le temps des contes de fée paraît désormais révolu. Maintenant que se sont effondrées les dernières illusions, ne reste que l’âpre réalité dans toute sa nudité. La fête est finie. Qui osera cependant regarder dans un cadre artistique ce que personne n’ose voir en pleine rue — la pauvreté, lieu d’abandon et de toute privation ? La dimension sociale de l’art est alors investie afin de rompre l’isolement de celles et ceux qui n’ont rien. En creux, l’œuvre de Trixi Weis devient conjuratoire, liant dans une étrange symétrie sa solitude à l’isolement des sans-abri dont elle fabrique d’attachantes sculptures. Ce qui est finalement logique pour quelqu’un qui a investi, comme nul autre au Luxembourg, les puissances de l’espace public.
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