Stéphane Ghislain Roussel

28 mai. 2024
Stéphane Ghislain Roussel

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Stéphane, tu présentes depuis lundi, et jusqu’au 30 mai 2024, Luonnollisesti au Escher Theater. Comment est venue à toi l’idée de cette pièce, sa conception ?

La conception de Luonnollisesti, qui signifie « Naturellement » en finnois, est partie d’une triple envie. La première étant d’écrire un nouveau texte pour la scène. J’avais déjà écrit deux pièces, un livret d’opéra et d’autres ébauches de textes scéniques, mais j’avais grandement envie d’écrire quelque chose de précis, en l’occurrence un monologue. La deuxième raison est le désir d’écrire pour Marja-Leena Junker ; il s’agit très exactement d’un texte qui lui est dédié : c’est quelqu’un avec qui j’ai une collaboration de longue date, puisque Marja et moi nous sommes rencontrés il y a quinze ans environ. Je n’avais alors réalisé qu’une seule mise en scène et j’avais le souhait d’écrire une seconde pièce. On m’avait beaucoup parlé de Marja-Leena Junker à l’époque. Elle était très connue au Luxembourg. Or elle correspondait grandement au rôle que j’étais en train d’imaginer. Il s’agissait d’une œuvre qui s’intitulait Golden Shower, qui parlait de la reprise de carrière d’une grande chanteuse d’opéra jusqu’à sa déchéance, tout cela au prisme de la télévision. C’était une référence tacite à Maria Callas, à sa carrière et à sa vie, au grain de sa voix qui avait été abimée. Et Marja a accepté d’interpréter ce personnage de chanteuse d’opéra. Il y a sept environ, nous avons aussi travaillé sur un texte de Marguerite Duras. Nous avons, elle et moi, une grande connivence et une grande amitié, et donc une confiance mutuelle. La troisième envie se manifestait par le besoin de traduire mes questionnements et une forme de solastalgie avec tout ce que nous vivons en termes climatiques et de rapport avec ce que nous appelons « l’environnement » et à la « nature ».

Comment Luonnollisesti se situe-t-elle au sein de ton œuvre et de ta pensée, dans quelle évolution s’inscrit-elle ?

Luonnollisesti correspond en effet à un engagement avéré, tant dans ma création que dans ma vie personnelle. La pièce est née d’un questionnement sur notre rapport à la nature, en l’occurrence ici au monde des arbres, des forêts. À travers le regard de Marja, le récit est constitué de bribes autobiographiques où elle relate des pans de sa vie, avec cette particularité d’avoir été une grande comédienne, très connue au Luxembourg, qui s’est inscrite dans la vie publique nationale : elle a d’ailleurs reçu cette année le prix national pour l’ensemble de sa carrière. C’est une vérité, aussi, que Marja, vit une partie de l’année dans son village natal, dans une maison en bois typique de Finlande, située au bord d’un lac, au milieu de la forêt. Une situation plaisante, mais aussi relativement éloignée des grands centres urbains. J’étais très intrigué par cette particularité : une femme qui vit et a vécu publiquement, qui ressent le besoin de retourner à des origines et qui parle de son amour des arbres, de la forêt, dans laquelle elle aime tant se promener. Luonnollisesti est donc une réflexion sur des façons de vivre naturellement, en accord avec la nature, et de savoir si ce dialogue avec la nature est possible ou non dans les villes. Luonnollisesti est par ailleurs une réflexion sur le métier d’actrice, les métiers du théâtre, sur ce qu’est la scène, qui est un endroit d’artifice comme l’est le théâtre. Les acteurs font cette chose, belle uniquement à la scène, qu’ils ne font que mentir ; ils essaient de nous faire croire quelque chose. Ici, avec Luonnollisesti, c’est particulier dans la mesure où la pièce est en grande partie basée sur la vie de Marja. Après, j’y ai inventé des choses, j’y ai apporté des parts de récits totalement fictionnelles. Luonnollisesti participe de mon envie, de plus en plus importante, d’écrire pour la scène de la fiction, mais aussi de créer du lien sensible aux écosystèmes, qui est l’un des axes principaux de ma structure de création, Projeten.

©Patrick Galbats

Quelle approche de la mise en scène défends-tu à travers ton travail ?

« Diversité » et « pluralité » seraient les deux mots que j’emploierai au sujet de mon approche de la mise en scène. Je n’ai pas l’impression d’être quelqu’un dont on reconnaît tout de suite les spectacles, parce que j’essaie de faire à chaque fois quelque chose de différent. J’aime l’idée qu’un créateur ou une créatrice ait des mondes pluriels, ce qui est aussi mon cas. À chaque représentation, je recommence à zéro (rires) ! Toutefois, mon travail possède toujours deux caractéristiques : une forme qui allie les différentes disciplines ; dans Luonnollisesti, par exemple, est très important le rapport entre le texte, le son, le corps et la scène, ainsi que sur la scénographie et la lumière. On y retrouve le fameux mythe de l’œuvre totale et ce qu’il articule. La seconde caractéristique, c’est que j’ai toujours eu pour projet de créer des émotions. On a considéré, à un moment donné, que l’émotionnel était ringard, notamment dans les arts contemporains… Je pense que cette attitude a été une erreur. On a tellement besoin d’émotions dans notre société, d’espaces dans lesquels on peut vivre nos émotions et les « catharsiser ».

Luonnollisesti débute par une immersion sonore d’Émilie Mousset dans la forêt du EllergronnPeux-tu nous parler de cette ouverture du spectacle ?

Luonnollisesti a en effet la particularité de débuter par une immersion sonore, composée, créée et imaginée à ma demande par Émilie Mousset. Le spectacle comprend ainsi deux temps : un premier temps d’immersion a lieu à Esch-sur-Alzette, à la lisière de la forêt, avec un concert dans le paysage, où Émilie va nous dévoiler sa composition – une composition qu’elle fait réagir en direct, avec des sons de l’environnement (oiseaux, arbres, etc.). Dans la seconde partie, constituée du monologue de Marja, on retrouve une même partie de ce paysage sonore. Les personnes qui souhaitent faire toute la traversée vont, je l’espère, reconnaître cet effet de miroir entre les deux parties, avec tout un questionnement sensible sur ce qui est à l’extérieur et à l’intérieur, sur ce qu’est le théâtre et ce qui relève du paysage : est-ce que le théâtre peut devenir paysage, et réciproquement, est-ce que le paysage n’a pas quelque chose de théâtral ?

Il y a dans cette proposition en deux temps quelque chose d’un peu hors-cadre et d’inhabituel, surtout au Luxembourg. J’aime déplacer les spectacles dans des lieux inédits, inattendus, qui sortent des sentiers battus, en questionnant toujours cet aspect : qu’est-ce qui fait spectacle, théâtre, sensorialité ? Quand j’ai créé mon opéra il y a deux ans, on s’est produit au Grand Théâtre, mais aussi au Parlement européen. Cela m’intéresse beaucoup de déplacer le public dans des endroits singuliers, pour lui faire vivre des choses différentes, mais aussi pour convoquer d’autres publics. Dans le cadre de Luonnollisesti, il y a une pensée unitaire entre ces deux parties. Cela me semblait inévitable, pour un propos sur l’importance de la forêt, de créer un lien fort avec elle, pour la protéger.

©Patrick Galbats

Qu’as-tu appris enfin de la culture finlandaise en réalisant cette pièce ?

Cela a été pour moi une découverte totale. J’ai eu la chance de beaucoup voyager en Europe dans ma jeunesse, mais je dois admettre que je ne connaissais pas du tout les pays nordiques. Cela a donc été une découverte complète d’aller en Finlande, ce pays magnifique, avec des gens très accueillants, très mystérieux, assez fermés, qui ont d’ailleurs quelques liens avec les Luxembourgeois et Luxembourgeoises. Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est l’importance des forêts, puisque le pays en est composé très majoritairement, ainsi que de lacs. On peut passer des heures, là-bas, à traverser des forêts. J’avais déjà connu cela au Canada, mais jamais encore en Europe. Il y a quelque chose d’assez tellurique en Finlande : on y sent vraiment l’énergie et la puissance de la terre, son ancestralité. Comme si cet endroit avait été préservé, il avait encore toute son identité (ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque de nombreux arbres y ont été plantés). On sent aussi, chez les habitants, cette grande nécessité, cette réalité, ce besoin explicite d’être au plus proche de ces éléments. Tel est d’ailleurs le propos de ma pièce : avons-nous besoin d’être proches de ces autres êtres vivants ? Que peut-on leur apporter et comment dialoguer, interagir avec elles, vivre ensemble en harmonie, « naturellement », pour reprendre le titre du spectacle, avec toute l’ambiguïté et la complexité que peut receler ce terme.

 

Tickets: https://theatre.esch.lu/en/event/luonnollisesti-3/