Serge Ecker

20 juin. 2024
Serge Ecker

© Roberto Santoprete
Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Grand gaillard barbu de 42 ans, Serge Ecker a grandi dans le pays des Terres Rouges, à Kayl, où déjà il passait le plus clair de son temps à investir le paysage minier, déjà fortement réduit à l’état de friches industrielles.

« Les bâtiments abandonnés étaient notre aire de jeu. Avec les autres enfants, on s’amusait à explorer les mines. », confie-t-il, un sourire au coin des lèvres en se remémorant cette époque bénie. Il récidivera plus tard, lorsque les hauts-fourneaux s’éteindront au milieu des années 1990, bien avant que l’Urbex soit mis à la mode, avec tous les risques et les dangers que comprend cette pratique lorsqu’elle n’est pas encadrée. De cette époque, Serge Ecker conservera un souvenir fort, marquant, inoubliable, au point de constituer l’une des origines de son œuvre à venir.

Rien ne prédestinait pourtant Serge Ecker à épouser une carrière artistique, bien au contraire.

Dans la famille Ecker, on est depuis toujours issu du milieu ouvrier, mineurs de père en fils, sur plusieurs générations. Son arrière-grand-père a conduit des locomotives dans les mines ; son grand-père fut mineur puis soudeur aux ateliers de la Hadir à Rumelange ; son père œuvrait sur le haut fourneau de Esch-Belval, tandis que sa mère travaillait dans un petit magasin des environs avant d’arrêter lorsque son fils a intégré l’école. « Il me fallait donc à mon tour gagner ma vie et survivre. », lâche Serge, qui a conservé de ses origines populaires une certaine défiance de la parole. Passionné de dessin, celui qui n’est encore qu’un jeune homme entame alors un baccalauréat de design graphique, puis se décide à poursuivre ses études à Nice, dans le sud de la France, à l’École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle (ESRA). Ce qui lui plaît, dans cette dernière formation, c’est le fait d’apprendre à raconter et à structurer des histoires, à construire techniquement des environnements en 3D, à manipuler des images.

Une fois ses études achevées, commence ensuite la vie professionnelle.

À son retour de Nice, Serge s’établit deux années durant à Cologne pour rejoindre une société de postproduction en effets spéciaux. Déçu et fatigué par les conditions de travail qui lui sont réservées en Allemagne, il revient au Grand-Duché pour collaborer avec un bureau d’architecture pendant un an et demi. Puis il se lance dans la création d’une entreprise spécialisée dans la fabrication de maquettes en 3D à des fins de visualisation architecturale. Il en profite aussi pour réaliser des stickers et des photomontages de ville visant à tourner en dérision des promoteurs immobiliers, qu’il surnomme, non sans humour, des « promoterroristes ».

Tout bascule en 2010-2011, lorsque Serge participe à ses premières expositions. Son activité parodique de « photomonteur » lui vaut d’être rapidement repéré par Steph Meyers, qui lui propose d’exposer à Exit07 / Carré Rotondes. Ce sera le début d’une longue suite d’expositions qu’il entame tout en conservant son entreprise de visualisation 3D.

Le déclic, ou la goutte de trop plutôt, sera la construction harassante qu’a exigée le pavillon du Luxembourg pour la Biennale d’architecture, en 2016.

Il réalise ce projet tout en assurant sa fonction de chef d’entreprise. Mais, éreinté par le volume de production et proche du burn-out, Serge décide de lâcher son entreprise et d’opter définitivement pour une carrière artistique. Sans regrets.

L’autre événement marquant qui l’a conforté dans l’idée de devenir artiste, c’est le tsunami survenu au Japon en 2011.

1000 kilomètres de côtes sont dévastés dans le Nord-Est du Japon. À la demande d’amis installés au Japon qui se plaignent que cet événement ne soit pas couvert médiatiquement, il se rend sur l’archipel pour documenter la catastrophe, notamment en photographiant des objets ayant survécu au désastre. Il découvre aussi, à cette occasion, l’inégalité de traitement de la population face aux reconstructions, notamment en ce qui concerne l’ethnie des Aïnous, communauté autochtone qui subit d’importantes discriminations dans le pays. Les vues que le Luxembourgeois prend lui serviront plus tard à produire des ruines en impression 3D.

Autre événement qui le convainc d’investir le territoire de l’art, c’est le volet de la Dokumenta 2017 à Athènes.

Il estime « le concept foireux », mais aussi bien, plus largement, de toutes manifestations basées sur le « One-Off ». Il sort de la manifestation rageur, en constatant tout ce que consomme la manifestation en termes d’énergies et de matériaux. En réaction à ces formes qu’il considère irresponsables, il rejoint, avec d’autres membres, DKollektiv, collectif créé en 2016 et installé dans les friches de Dudelange. On y promeut le partage des savoir-faire, la valorisation du patrimoine industriel et un usage respectueux de l’environnement, notamment en donnant une large part au réemploi et au recyclage des matériaux. Régulièrement, des institutions culturelles sollicitent l’association pour leur remettre des éléments de décors devenus inutiles. Une approche éco-responsable que Serge Ecker s’efforce d’appliquer dès la conception de l’œuvre : « Il s’agit, précise-t-il, de trouver un futur aux œuvres, en leur conférant un usage à long terme ou en les montrant à plusieurs endroits », comme il l’a fait par exemple dans Le Radeau de la Maritsa en 2019, une sculpture-performance collaborative et itinérante construite avec des déchets, librement inspirée du Radeau de la Méduse peint deux siècles plus tôt par Géricault (1819).

© Serge Ecker

On trouve, parmi les autres axes majeurs de son travail, ce que Serge nomme le « post-digital ».

C’est la « rematérialisation des données qui ont été capturées et transférées dans le digital ». L’idée consiste à se réapproprier des espaces en y injectant du matériel et du tangible. Ainsi en est-il par exemple de son installation Passages, réalisée dans le cadre du parcours de la plateforme Elektron et de la Biennale d’Esch-sur-Alzette consacrée au thème de l’architecture. Ecker réinvestit un tunnel que l’ARBED utilisait autrefois pour le transport de matériel. Puis celui-ci a servi à héberger une antenne. L’enjeu consiste à rendre visible et à matérialiser ce passage, ce réseau qui a perdu sa finalité première, mais qui en a retrouvé d’autres, peuplé aujourd’hui de chauves-souris ou fréquenté par un public féru de l’Urbex. Se découvrent ainsi, comme en archéologie, de multiples strates historiques répondant à autant d’usages différents. Un scan 3D permet de percevoir le souterrain et de faire apparaître ce qui relevait du cartographique.

Passages © Henri Goergen

Pour son nouveau projet Hidden in plain sight (titre prévisionnel), Serge Ecker a obtenu de la part du Fonds culturel national la bourse Bert-Theis 2024 ainsi que la bourse à la création du Centre National de l’Audiovisuel (CNA).

Librement inspiré de Stalker (1979), le chef-d’œuvre du cinéaste Andrei Tarkovski, il y est question de « capturer l’absence de l’humain qui est en train de disparaître », observe Serge Ecker. Parti sur les lieux de ce tournage chaotique, près de Tallinn en Estonie, le Luxembourgeois souhaite aussi emprunter au cinéaste russe l’imaginaire de la Zone, ce terrain vague post-industriel peuplé de vestiges d’une civilisation passée : tanks, pièces de monnaie, images religieuses : autant de traces recouvertes par la végétation et submergées par les eaux, réduites à l’état de vanité. Des lieux stigmatisés par l’activité industrielle qui rappellent, à Ecker, les Terres Rouges de son enfance.

Le jury ayant présidé la commission d’attribution des bourses a été particulièrement attiré par la dimension associative de la démarche, mais aussi pour son caractère pluridisciplinaire : « Ce choix a été motivé par différents aspects de combiner recherche photographique, scénographique, interaction avec le public et ateliers ouverts, le tout aboutissant à une exposition. Le projet tente de questionner le rapport à l’environnement à travers un mode d’observation lent, cherchant à traiter de l’humain par son absence », précise le communiqué. Avant d’ajouter : « Le jury a également été séduit par l'aspect expérimental du projet, en cohérence avec la démarche collaborative de Serge Ecker, notamment en tant que membre de DKollektiv de Dudelange. » C’est à la fois l’œuvre d’un homme et d’un collectif qui est salué, entrouvrant peut-être une nouvelle façon d’appréhender la création artistique.