11 juin. 2024L’art au Musée 1/2
L'âge des musées
« Aller au musée » fait partie des occupations de loisir de la plupart de nos contemporains. Ceci vaut en particulier pour les grands musées d’art qui, pour la plupart d’entre nous, sont les lieux par excellence dans lesquels nous faisons l’expérience des œuvres d’art relevant de la peinture, du dessin, de la photographie ou de la sculpture. Le musée est même devenu l’endroit où nous découvrons le plus souvent l’art vivant, celui qui nous est contemporain, alors même qu’on peut difficilement nier que c’est d’abord dans les galeries qu’on peut sentir le pouls de l’art en train de se faire.
Bref, le musée nous est devenu tellement familier que nous oublions que sa naissance est récente et que pendant de nombreux siècles - à part quelques rares œuvres à fonction religieuse ou politique qu’on pouvait voir dans les églises et plus généralement dans l’espace public -, l’immense majorité des œuvres d’art qui depuis leur inclusion dans les musées attirent les foules, n’étaient accessibles qu’à leur propriétaire et à quelques visiteurs privilégiés.
En effet, le collectionnisme, s’il est la condition indispensable pour qu’il puisse y avoir des musées d’art, précède de longtemps leur naissance. Existant déjà à l’époque hellénistique et à Rome, il se répandit massivement dans toute l’Europe à partir de la Renaissance. Certes une partie des collections relevaient des « cabinets de curiosité » et n’étaient donc pas limitées à l’art. Il y eut pourtant aussi, très tôt déjà, de véritables galeries consacrées spécifiquement aux arts visuels, essentiellement à la peinture et à la sculpture. Une des plus célèbres est la Galerie Borghèse fondée au début du 17e siècle à Rome par le cardinal Scipione Borghese, et dans laquelle on peut admirer de nombreux chefs-d’œuvre de la peinture et sculpture italienne renaissante. Mais la Galerie Borghese n’était accessible qu’à très peu de gens, tout comme les collections des familles royales, ou celles d’autres détenteurs de pouvoirs ecclésiastiques ou profanes. Ces collections privées ne commencèrent à s’ouvrir au public général qu’à partir de la deuxième moitié du dix-huitième siècle. La Galerie Borghese quant à elle ne s’ouvrit au public que bien plus tardivement, à partir de 1903, date de son acquisition par l’État italien. Et aujourd’hui encore une partie des collections royales anglaises ne sont visibles pour le public général que lors de quelques expositions temporaires.
Malgré quelques exceptions remontant jusqu’au XVIIe siècle – par exemple le musée d’art de Bâle, fondé en 1661 grâce à l'acquisition publique du « Cabinet Amerbach » (comportant entre autres des oeuvres de Holbein et Hans Baldung), et ouvert dès cette année-là au public général – c’est dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle qu’on assiste à la naissance véritable des musées d’art au sens actuel du terme, c’est-à-dire comme institutions de conservation et d’exposition du patrimoine artistique accessibles au public général. Ce fut en effet à cette époque que virent les premiers musées d’art tels l’Ashmoleum Museum de l’Université d’Oxford, la Alte Pinakothek à Munich, le Museo Pio-Clementino du Vatican ou encore La Galerie des Offices à Florence.
Le premier musée à vocation nationale fut le British Museum fondé en 1759, donc plus d’une trentaine d’années avant le Louvre. Mais ce fut ce dernier, créé en 1793, œuvre de la Révolution et de Napoléon, qui devint le modèle de la majorité des Musées nationaux d’art qui se multiplièrent tout au long du dix-neuvième siècle et dont le point d’orgue fut la création du Metropolitan Museum en 1870.
Contrairement au British Museum qui vit le jour comme un musée généraliste, c’est-à-dire à la fois comme musée d’art et comme musée d’histoire naturelle, le Louvre fut d’entrée de jeu exclusivement un musée d’art. L’histoire naturelle avait son propre musée, le Museum National d’histoire naturelle fondé la même année que le Louvre, c’est-à-dire en 1793. On peut dire que si le British Museum s’inscrivit durant les premières décennies dans la tradition des cabinets de curiosités présentant côte à côte les merveilles de l’art et celles de la nature, le Louvre s’inscrivit dès son origine dans la tradition des galeries de peinture et de sculpture de la Renaissance.
Bien que conçu comme musée national – musée de la République, puis musée de l’Empire et enfin musée de la Nation – le Louvre avait en même temps une visée universaliste. National par son statut, il ne devait pas l’être par les œuvres exposées, puisqu’il était censé réunir les chefs-d’œuvre « universels » de l’art quelle que fut leur origine. Les œuvres d’art françaises devaient aller au Musée de Versailles, sauf celles considérées comme des chefs-d’œuvre « universels », qui devaient être exposées au Louvre (d’où des querelles répétées quant au choix de l’un ou de l’autre musée pour telle ou telle œuvre). Cette vision universaliste avait aussi une fonction tournée vers l’avenir : le Louvre devait contribuer à la formation des futurs artistes (d’ailleurs certains jours il était ouvert uniquement aux artistes) et contribuer ainsi à la gloire future de l’art national.
Comme dans le cas du British Museum, la volonté du Louvre de réunir les chefs-d’œuvre de l’art « universel » (ou plutôt de ce qu’on considérait alors comme l’art « universel », c’est-à-dire les arts des empires du Proche Orient antique, les arts grecs et romains, ainsi que les arts de l’Europe post-antique) justifiait aux yeux du pouvoir politique le pillage organisé des trésors artistiques non seulement du Proche Orient antique et de l’Égypte, mais aussi de la Grèce (terre d’opération de prédilection des Anglais, qui au début du dix-neuvième siècle emportèrent entre autres une grande partie des frises du Parthénon) et de l’Italie (pillée de manière systématique par Napoléon).
La fonction principale des musées nationaux d’art fondés au dix-neuvième siècle fut patrimoniale : il s’agissait de préserver les trésors « universels » de l’art du passé et d’inscrire ainsi la nation dans la marche héroïque de l’histoire du développement de la culture. D’où une relation compliquée avec l’art du présent, avec l’art en train de se faire. Le culte des chefs- d’œuvre du passé aboutissait à une promotion de l’académisme dans les arts du présent. Ainsi en France le Musée du Luxembourg, créé en 1836 pour accueillir la création vivante (et qui fut copié dans beaucoup d’autres pays), privilégia fortement l’art académique, et du même coup fut incapable de remplir sa mission, d’autant plus qu’il ne fonctionna pas comme un véritable musée mais plutôt comme une salle d’attente dans laquelle les œuvres séjournaient en attendant leur transfert éventuel au Louvre. En France, les musées publics passèrent ainsi à côté des artistes et des mouvements artistiques les plus importants de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, en particulier le réalisme de Courbet, les innovations de Manet et bien entendu l’impressionnisme (qui n’eut une salle dédiée au Louvre qu’en 1929). Il en alla de même dans la plupart des autres musées nationaux d’art. Aussi devint-il clair dès la fin du siècle que le musée patrimonial tel qui avait été conçu lors de la naissance des musées nationaux n’était pas adapté à l’art vivant, puisque toutes les grandes révoltions s’étaient faites malgré et souvent contre eux.
A la fin du dix-neuvième siècle le musée d’art tel que l’avaient rêvé les fondateurs des musées nationaux était donc en crise parce qu’il s’était montré incapable de combiner sa fonction de préservation de l’art du passé avec la prise en compte de l’art en train de se faire, et donc n’arrivait pas à assurer ce qui avait pourtant été la condition de possibilité de la constitution même du patrimoine dont il avait hérité, à savoir l’accueil de l’art vivant.
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