Samantha Wilvert

10 jan. 2024
Samantha Wilvert

Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Vous participez actuellement à l’exposition Lost Symbiosis qui se tient au H20 (Differdange) jusqu’au 14 janvier 2024. Pouvez-vous présenter le milieu dans lequel vous avez grandi et préciser, dans les grandes lignes, votre parcours de formation et votre rapport à l’art s’il vous plaît ?

 Je suis née à Esch-sur-Alzette, où j’ai habité jusqu’à mes 10 ans pour ensuite partir vivre à la frontière d’Esch, en France. Mes parents ont toujours travaillé au Luxembourg, je considère donc appartenir à la classe moyenne. Je n’ai jamais manqué de rien, et j’ai passé une enfance assez joyeuse, passée entre mes grands-parents français et luxembourgeois. J’ai également su énormément m’épanouir à l’école primaire Jean-Jaurès à Esch, qui est une école à journée continue, avec des enseignants qui m’ont beaucoup encouragé sur le plan créatif. Mes premières années de lycée ont été forgées par de nombreuses sorties culturelles au Mudam et au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain avec beaucoup d’ateliers créatifs. C’est ainsi que j’ai commencé à dessiner sérieusement. Par la suite, j’ai fait une section artistique au Lycée des Arts et Métiers, qui m’a réellement donné goût à l’art grâce aux cours d’histoire de l’art que j’ai suivis. J’y ai découvert avoir une énorme soif d’apprentissage et cela m’a également énormément forgée artistiquement parlant. Je trouve ça très important de savoir ce qui a été fait avant nous, comment et pourquoi, dans quel contexte, pour qu’ensuite ce que je crée moi soit tout aussi pertinent.

J’ai suivi l’obtention de mon diplôme de fin d’étude secondaire avec une année sabbatique où j’ai travaillé dans un petit café à Esch, qui se trouve dans la Librairie Diderich. Pendant cette année, j’ai voulu développer mon portfolio et c’est ainsi que je me suis mise à la photo. En commençant avec un appareil argentique ; un Canon FTB, entièrement manuel. Il se trouve que la responsable du café avait également fait de la photo et m’a donc poussé à continuer mes études dans cette direction. C’est ainsi que j’ai fait un Bachelor en Photographie et Images animées à l’École de Condé à Nancy. J’y ai obtenu mon diplôme en juin 2023, suivie d’un stage dans la galerie Reuter Bausch, où je commence un CDD d’un an le 9 janvier. Je dirais que mon rapport à l’art est constant et quotidien, je me nourris de l’art tous les jours, même quand je n’en crée pas. J’y pense beaucoup. Je crois que, quand on décide de se lancer dans des études artistiques, on ne peut plus y échapper.

Depuis quand pratiquez-vous la photographie et qu’est-ce qui vous intéresse dans ce médium en particulier ?

 Je pratique la photographie depuis fin 2019 environ. Ce qui m’intéresse est avant tout le processus. Je travaille beaucoup en argentique, au moyen format plus précisément, ce qui implique une photographie assez lente où l’on prend son temps. Je peux seulement prendre 10 photos par pellicule, ce qui fait que je réfléchis beaucoup avant d’en prendre une. Ensuite, il faut attendre le développement, puis le scan des pellicules ou bien le tirage afin de voir le résultat. Ce qui est aussi quelque chose que j’aime beaucoup, de ne pas tout de suite pouvoir découvrir la photo prise. Le rapport à l’humain m’est aussi très important, lequel fait aussi partie du processus. Je me spécialise plutôt dans la photographie documentaire où c’est donc avant tout important de connaître son sujet et de développer un rapport avec. Je me concentre beaucoup sur des communautés, des minorités, des lieux habités par des humains et j’essaie d’y puiser son essence afin de créer un projet pertinent. Pour moi, la photographie est avant tout un moyen de partager, d’informer et de mettre en avant des personnes, des lieux qui ne le sont pas forcément beaucoup – ou en tout cas d’une autre manière. Ce qui est un peu le but de l’art en général, d’avoir sa propre voie et sa propre vision afin d’ouvrir le regard au monde, sur des problématiques, des possibilités.

Comment et dans quelle circonstance avez-vous rencontré les membres de la Concierge puis intégré le projet d’exposition Lost Symbiosis ? Quels sont les aspects de votre travail que vous avez valorisés pour l’appel à projet de l’exposition et en quoi partagez-vous le constat d’appartenir à une « perte de symbiose » du monde ?

 J’ai pris connaissance de l’association La Concierge grâce aux réseaux sociaux et à leur tout premier appel à projet. Ainsi, j’ai découvert que c’était Steven Cruz et Liliana Francisco qui avaient fondé le projet. Steven, je le connaissais déjà, alors que je suivais Liliana sur Instagram, mais je ne l’avais encore jamais rencontrée. J’ai tout simplement envoyé mon projet à l’Open Call cet été, puis j’ai été choisie par la Concierge pour participer à l’exposition Lost Symbiosis. Ainsi ont débuté quelques mois de collaboration avec eux, avec des visios et des mails où j’ai su apprendre à connaître un peu plus les deux membres de la Concierge. J’ai avant tout valorisé la résonnance avec le thème, à quel point mon projet fait sens avec ce que la Concierge veut représenter à travers cette exposition. La scénographie, le moyen de présentation est pour moi aussi très important. Comment puis-je montrer mon projet d’une manière où il fait écho avec le message que je veux faire passer. Puis, comme j’ai pu le mentionner précédemment, je pense que ma vision propre, individuelle, est aussi très importante dans ce genre d’exposition collective. Ce qui fait finalement la beauté d’avoir un thème commun partagé avec ces 8 autres artistes exposés.

Je pense que les événements actuels montrent bien cette perte de symbiose dans notre société. Mais justement, je pense que c’est grâce à des projets comme celui de la Concierge que nous pouvons retrouver une sorte de symbiose. Même si, bien évidemment, l’art ne règle pas tous les problèmes, mais en tout cas, c’est un bon moyen selon moi pour en parler, donner une voix à ceux qui n’en ont pas.

Pouvez-vous évoquer votre travail dans le cadre de cette exposition, le choix des photos, le choix de vos modèles et expliquer vos intentions concernant les photos exposées et le choix de les suspendre à des voiles noirs ?

 Limbo est un travail que j’ai commencé en 2022, dans le cadre de mes études à Nancy. Ayant grandi au Luxembourg, j’ai toujours été exposé à un vaste champ de personnes et de nationalités. Je pense que ce constat est encore plus présent au sud du Luxembourg, où j’ai donc vécu jusqu’à mes 10 ans et que je continue à fréquenter. Cela m’a donc beaucoup marqué personnellement comme artistiquement. Comme j’ai pu l’expliquer, le côté humain est très important dans mon travail, c’est ainsi que j’ai décidé de me concentrer sur un groupe de personnes faisant partie d’une minorité qui n’est pas toujours très acceptée. Mon copain est métis, je constate donc beaucoup de choses en sa présence qui me gênent beaucoup dans notre société et j’en ai fait Limbo. Ce projet concerne donc des personnes métisses, dont un parent est noir et l’autre blanc. J’ai fait une sorte d’appel sur les réseaux sociaux afin de trouver des personnes métisses, étant dans ce cas de figure, et c’est ainsi que j’ai trouvé mes modèles. Dans une première phase, je les photographie en studio sur un fond noir à la chambre photographique, ce qui m’a permis d’avoir une grande netteté. Le but avec ces portraits est de mettre le spectateur face à ces personnes, de les confronter à leur physique, c’est donc pour ça que la qualité de l’image m’importe beaucoup afin d’y voir chaque détail.

Dans une deuxième phase, je me suis rendu chez ces personnes métisses afin de photographier leurs intérieurs, le but étant de constater la présence ou non d’objets faisant référence à leur double culture. C’est aussi une manière de mettre le spectateur face à ses propres préjugés et ce qu’il va identifier comme « noir » ou « blanc ». La scénographie permet encore une fois de mettre en lumière ce que les photos veulent dire. Les voiles noirs sont avant tout une manière d’élever les personnes, de les élever au statut d’icône, de les mettre en avant. Les 3 voiles vont créer une sorte de mur, qui oblige le spectateur à leur faire face, et à faire face à leur propre préjugé concernant le physique d’une personne métisse et ensuite à rentrer dans leur intimité où il va faire face à d’autres préjugés.

Samantha Wilwert

Vous montrez deux facettes dans votre installation : une sacrée, concernant les grands portraits suspendus à des voiles noirs transparents, et l’autre profane, prosaïque même, relative à la sphère domestique où les mêmes modèles sont encombrés d’objets de consommation de masse. Pouvez-vous nous dire un mot sur cet agencement photographique et partagez-vous ce rapport au sacré ou au profane ou non ?

Oui, tout à fait. Il y a dans les portraits cette volonté d’élever mes sujets aux rangs d’icône, une image donc religieuse, sacrée. Ce qui est finalement l’inverse de l’image projetée sur des personnes de couleur et noir, qui ont une histoire d’esclavagisme et d’exploitation, et qui encore aujourd’hui souffrent de cette histoire. Moi, j’inverse donc les rôles et mets mes modèles au pouvoir. Pour les images au mur, il s’agit bien d’images profanes, banales, mais qui justement par leur « banalité », voire leur « objectivité », vont pouvoir faire ressortir ses objets. Cependant, il ne s’agit pas vraiment de se focaliser sur notre consommation, mais plutôt sur l’origine des objets et à quel point ceux-ci vont faire référence à différentes cultures. Comment se manifeste la double appartenance culturelle de personnes métisses chez eux, dans leur intimité ?Samantha Wilwert

Connaissiez-vous les autres artistes qui participent à vos côtés à l’exposition Lost Symbiosis ?

Je connaissais quelques artistes avant l'exposition, comme Steven, que j’ai rencontré il y a environ 3 ans. Aleksandra Ratkovic et Alessia Bicchielli, je les connaissais indirectement, grâce à une amie en commun. Puis finalement Lascar et Luan Lamberty, je les connaissais de noms et par leur art puisqu’ils ont déjà eu l’occasion d’exposer pas mal de fois.

Quel regard portez-vous sur la scène artistique luxembourgeoise ? Quel rapport avez-vous avec elle de façon générale ?

Je pense que la scène artistique au Luxembourg est de plus en plus présente. De nombreuses collectives, asbl, instituts et galeries s’ouvrent chaque année et cela est une bonne chose. On a également des acteurs qui sont là depuis un bon moment et qui continuent à faire de belles choses et à se hisser vers d'autres choses. Je pense notamment au Mudam avec son exposition actuelle sur la performance ou bien à la Konschthal à Esch qui organise énormément d’ateliers, de soirées et d’événements autour de l’art, de façon à créer des lieux culturels dynamiques au Luxembourg. Malheureusement, je pense qu’on pourrait encore faire beaucoup plus et mieux, comme Steven et Liliana le font avec leur projet la Concierge. Surtout en ce qui concerne les droits et la rémunération des artistes, qui est regrettablement faible ici au Luxembourg. La Concierge est la preuve qu’il est possible de rémunérer les artistes convenablement et c’est triste de voir que des institutions beaucoup plus importantes ne sont pas capables de le faire. Comme j’ai pu le dire, nous avons beaucoup de lieux culturels qui sont en effervescence, mais où le professionnalisme et l’organisation ne sont pas toujours présents. Je pense donc qu’il y a encore un long chemin à parcourir, mais qu’il est beau de voir ces personnes qui, justement, font en sorte que les choses avancent dans la bonne direction.

Partagez-vous le constat fait par les membres fondateurs de La concierge au sujet des mauvaises conditions de rémunération et de production des artistes ? Quel est votre regard sur ces questions politiques et économiques dans le champ de l’art ?

Oui, je suis totalement d’accord avec le constat qu’ont fait Liliana et Steven. Je suis donc très reconnaissante d’avoir pu participer à ce projet, qui avant d’être une exposition est un combat contre ces mauvaises conditions de rémunération et de production. Et c’est très important de mettre cet aspect en avant. Cela devrait être évident de payer les coûts de production des artistes. Non seulement on devrait arrêter de faire payer les artistes afin de participer à des expositions, mais on devrait les rémunérer automatiquement. Un artiste indépendant voudrait vivre seulement de son art, mais à moins d'être très commercial, il est quasi impossible de vivre du statut d’artiste au Luxembourg. C’est pour cette raison que je ne peux me permettre de me consacrer à plein temps à la photographie.

Avez-vous des photographes de prédilection et qu’appréciez-vous dans leurs photographies en particulier ?

Il y en a beaucoup. J’aime le travail de Wolfgang Tillmans, Alec Soth ou bien Jeff Wall, qui sont des grands noms de la photographie, mais qui ont beaucoup forgé la photographie contemporaine et plus ou moins documentaire. Ce sont des photographes pour lesquels le processus est très important et où tout est réfléchi de A à Z, ce qui est aussi très important pour moi et mes projets photographiques. Je pense que celui qui m’impressionne le plus est Tillmans, de par sa manière de penser toujours plus loin, avec des aspects socio-économiques et socio-culturels, finalement très politiques aussi. Au Luxembourg, je trouve que Bruno Oliveira est très fort, avec des images très réussies au plan esthétique, mais où le message est tout aussi important. J’ai également découvert Anne Speltz récemment grâce à son exposition au CAPE, que j’ai également énormément appréciée pour son sujet et sa scénographie.

Enfin, avez-vous prochainement d’autres projets artistiques ou d’autres collaborations que vous souhaiteriez aborder ?

 Je suis actuellement en train de continuer un projet que j’ai commencé lors de mes études photographiques, qui est un projet sur la Cité Radieuse du Corbusier à Briey intitulé La Pierre, que vous pouvez découvrir sur mon site web. J’aimerais bien en faire un livre, mais cela dépend de là où ce projet va me mener. En tout cas, c’est ce sur quoi je compte me focaliser les mois à venir, en plus de mon travail à la galerie Reuter Bausch.

https://www.samanthawilvert.com/

Exposition Lost Symbiosis, jusqu’au 14 janvier 2024, H20, Differdange