Martine FEIPEL et Jean BECHAMEIL

03 mai. 2023
Martine FEIPEL et Jean BECHAMEIL

LES BRUTALISTES, MARTINE FEIPEL & JEAN BECHAMEIL, LE VOYAGE À NANTES 2020 © MARTIN ARGYROGLO _LVAN(11)
Article en Français
Auteur: Loïc Millot

Entretien avec le couple d’artiste qui réside au Grand-Duché, Martine Feipel et Jean Bechameil, le jour même où débute, à Amsterdam, l’exposition Nighthunters qui leur est consacrée à la Galerie Fontana, jusqu’au 20 mai 2023.

On sait que vous formez un duo d’artistes indissociable aujourd’hui, mais avez-vous toujours travaillé ensemble ?

Martine Feipel : On a commencé tous les deux avant, puisque l’on avait déjà une pratique artistique qui était antérieure à notre rencontre. Et quand nous nous sommes rencontrés, on a très vite évoqué des projets ensemble. Au bout d’un mois, on avait fait notre première œuvre commune.

Jean Bechameil : Cela fait quinze années que nous travaillons ensemble, depuis 2008.

Comment vous êtes-vous rencontrés : était-ce par l’intermédiaire d’une exposition ou dans un tout autre contexte ?

MF : On s’est rencontrés à une fête, par le biais d’amis en commun qui sont également artistes.

Comment s’organise le travail de l’art lorsque l’on évolue en binôme ?

Jean Bechameil : En fait, on a toute une partie où l’on fait des plans, des dessins, des recherches, comme tous les artistes j’imagine. On mène une enquête sur ce que l’on va faire, puis l’on en discute ensemble. Martine se charge plutôt des dessins, et moi d’autres choses. Après, comme toute idée, il faut essayer de les réaliser. Il n’y a pas, en tout cas, de spécialité de l’un ou de l’autre, parce que l’on essaie de trouver tous les deux des solutions pour les réaliser. Comme on s’est souvent lancés dans des choses qu’on ne savait pas forcément faire au départ, on a donc expérimenté des matériaux, des façons de faire, des procédés, des lieux. Avec des visites de lieux, qui est aussi un processus qui n’a pas vraiment de règles définies et au terme duquel émerge une œuvre. C’est vraiment un mélange des deux ; nos tâches ne sont pas vraiment bien délimitées.

Martine Feipel : Tout à fait. Souvent, on nous invite à réaliser quelque chose, ou l’on a envie de travailler sur quelque chose qui nous interpelle comme on a pu le faire souvent, avec une exposition dans un lieu, dans un contexte, et avec une histoire à partir de laquelle on commence à réfléchir. C’est quelque chose que nous adorons tout particulièrement : partir d’un contexte ou d’une histoire qui nous mène à une réflexion commune, à la recherche de formes ou d’un vocabulaire approprié. Soit l’on part de nous-mêmes, comme ce que l’on a entrepris sur Un monde parfait en traversant la banlieue parisienne. Débute alors une réflexion sur la construction de ces grands ensembles, sur la façon dont ils étaient conçus à l’époque et sur ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. On mène véritablement une recherche, on développe une réflexion à deux : c’est un long processus pour arriver à une œuvre épurée et dont le concept paraît finalement clair et simple.

Jean Bechameil : Il faut dire que le travail d’un artiste consiste à donner du sens à un objet. On ne va pas se lancer dans la fabrication d’un objet sans recherche préalable. Donc on mène tout un travail en amont qui questionne le sens des choses. Après tout, on n’est pas designers ou des fabricants de rien, donc on se lance dans une enquête.

Martine Feipel : C’est tout d’abord un travail de concept, de réflexion, même si après il y a toute une recherche de vocabulaire, sur la façon plastique, visuelle, sculpturale, de traduire cette réflexion.

J’ai pu découvrir, dans une notice relative à votre travail, que vous étiez définis à la fois comme des artistes mais aussi comme des « chercheurs-ingénieurs amateurs ». Qu’en est-il au sujet de cette dernière appellation ?

Martine : Ce n’est pas nous qui nous sommes définis de cette façon (rires) !

Jean Bechameil : C’est quand on a commencé à travailler avec la robotique et l’électronique industriel : là, on a été obligés de se lancer dans la programmation.

Quelle réalité recouvre alors ce terme ?

Jean Bechameil : Celle de la programmation de robots, mais pas seulement. C’est aussi comprendre ce qu’est un système robotique, comment cela fonctionne, en passant par la conduite sans chauffeur... Cela interroge la façon dont l’électronique entre dans nos vies de façon plus insidieuse qu’il y a une vingtaine d’années. On ne voulait pas seulement comprendre les aboutissants, les conséquences humaines : on voulait comprendre aussi comment cela marche. Car ce « comment cela marche » explique beaucoup de chose de « comment on s’en sert », d’une certaine manière. On a été au Japon, on a travaillé avec des ingénieurs, on a passé des heures à apprendre des langages de programmation. Et à la fin, on savait programmer des robots.

Martine Fleipel : Il y a une certaine façon de s’approprier un outil. Car aujourd’hui il y a des artistes qui sont des concepteurs qui ne touchent à rien. Nous faisons nous-mêmes au contraire la plupart de nos œuvres, ce qui nous implique dans le processus de fabrication, ce n’est pas quelque chose que nous avons délégué à quelqu’un d’autre.... Après, il y a de grandes œuvres que l’on réalise et qui ont aussi besoin d’un atelier. Mais il est vrai que dans le processus de fabrication, on s’intéresse au faire, à la technologie, à la technique, aux matériaux, à la matière que l’on utilise. Quant à la robotique, c’est une forme d’appropriation, une forme de prise de pouvoir sur cette technologie pour l’emmener vers autre chose, et pas seulement le manipuler qu’à travers un concept. Il y a quelque chose de physique qui est très important dans notre travail. Et pas seulement concernant le processus de fabrication, mais aussi à travers les propriétés tactiles de l’œuvre et la façon dont le public va expérimenter nos œuvres.

Investir des lieux originellement extérieurs à l’art, c’est une démarche dans laquelle vous vous reconnaissez ?

Jean Bechameil : Quand on a commencé à travailler à l’époque dans l’art contemporain, le graffiti n’était pas perçu comme une pratique artistique. De même pour la photographie, qui commençait à peine à apparaitre dans les foires. Il y a toujours ce mouvement qui fait que, même si vous chassez l’art d’un côté, il reviendra de l’autre… C’est vrai que dans notre pratique, on n’avait pas forcément envie d’aller dans des lieux d’exposition.

Martine Fleipel : C’est aussi l’expérience de l’espace qui nous anime ; nous ne sommes pas des artistes enfermés chez nous. Et le fait de travailler à deux nous évite de verser dans une totale introspection. Ce qui nous plaît, c’est le rapport à l’espace, la rencontre de l’autre, avec des choses inattendues, des lieux insolites, des histoires vécues. On aime aussi beaucoup travailler de façon différente et variée, aussi bien dans un espace blanc que dans des espaces publics, ou encore des sites très marqués, pleins de mémoire et de mystère. On y découvre à chaque fois une portion du monde ; et on y crée une œuvre qui aura forcément un lien avec l’histoire de ce site.

MARTINE FEIPEL & JEAN BECHAMEIL, AUTOMATIC REVOLUTION, HAB GALERIE, LE VOYAGE À NANTES 2020 © MARTIN ARGYROGLO _ LVAN
MARTINE FEIPEL & JEAN BECHAMEIL, AUTOMATIC REVOLUTION, HAB GALERIE, LE VOYAGE À NANTES 2020 © MARTIN ARGYROGLO _ LVAN

Jusqu’à quel point un lieu vient-il déterminer chez vous des formes de votre création, de même concernant le choix des matériaux ?

Jean Bechameil : Concernant le choix des matériaux, on aime bien laisser les matériaux tels qu’ils sont ; c’est sans doute notre influence moderniste. On l’exploite avec ses possibilités, ses défauts, ses couleurs.

Martine Fleipel : Les lieux où l’on travaille ont certainement une influence sur le choix du traitement et des matériaux. Ce qui n’enlève rien au fait que nous élaborons notre propre réflexion à partir de ces lieux.

Le rapport entre art et engagement politique, c’est quelque chose d’évident et d’important dans votre travail.

Martine Fleipel : Notre travail est engagé dans la mesure où l’on engage une réflexion sur la modernité et ses lieux, sur la technologie et son influence sur notre mode de vie, le travail, notre rapport à l’autre. Je pense qu’il y a toujours un engagement, et sans doute plus subtil que la formule ordinaire de « l’artiste politiquement engagé », dont je tends à me méfier. Une forme d’engagement peut aussi très bien se traduire dans toutes ces œuvres qui parlent de l’environnement et de notre rapport au vivant : il en va toujours d’une réflexion en rapport avec une modernité qui interroge et influence nos façons de vivre.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la scène artistique luxembourgeoise ?

Jean Bechameil : Comme toutes les scènes artistiques, elle a des problèmes pour survivre. On peut se demander quelle est en retour son intégration dans la scène politique. Beaucoup d’artistes luxembourgeois ont quitté le pays. Pourtant, c’est tout de même un pays qui fait beaucoup de choses pour la culture. Peut-être manque-t-il une vraie présence de l’art contemporain dans la vie publique ?

Martine Fleipel : C’est une scène relativement jeune, qui a moins de cinquante ans. Entre temps, il s’est passé beaucoup de choses qui n’existaient pas avant, à commencer par la création d’institutions comme le Casino, le MUDAM ou les Rotondes par exemple. Même s’il reste encore beaucoup d’efforts à accomplir pour aller plus loin et aider la scène et les artistes à s’épanouir, en particulier à l’international.

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