13 mai. 2022Le fabuleux destin de Saeed Hani
Depuis New York, où il travaille à la préparation d’un nouveau projet chorégraphique, rencontre avec le danseur germano-syrien Saeed Hani, dont la compagnie vient tout juste de s’installer au Luxembourg.
Peux-tu me présenter ton parcours, le contexte de ton arrivée en Europe…
Je viens d’une petite ville de Syrie, Mhardeh. J’ai grandi dans un milieu araméen chrétien, dans une petite communauté. On y tolérait la danse mais dans certaines limites. J’adorais danser et ma famille m’a toujours, à cet égard, soutenu. Je me suis formé à Damas, à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique. J’y ai rencontré un professeur allemand qui appréciait beaucoup mon travail et qui m’a énormément encouragé. J’explorais alors l’histoire araméenne de Syrie, en m’intéressant aux dieux auxquels les Assyriens vouaient alors un culte, comme Ishtar ou Inama. Ce sont des divinités qui, aujourd’hui, n’ont pas droit de cité ; on ne peut apprendre leur existence que dans les livres. À chaque fois que je les voyais, j’étais submergé d’émotion.
J’abordais également dans mes travaux la question de la nudité, du nu. Soit un art impossible pour un pays conservateur comme la Syrie. Mon professeur allemand m’a indiqué qu’en revanche, en Allemagne, mon art pourrait tout à fait être bien accueilli. Et puis la guerre a éclaté. Pour sauver ma vie, pour fuir la guerre, je suis parti en Europe en 2015. J’ai créé ma première pièce en Allemagne en 2016, puis celle-ci a tourné en Finlande. Et de nombreuses créations ont suivi, montrées en Europe. C’est ainsi que j’ai rencontré la communauté de la danse du Luxembourg. J’ai commencé à me familiariser avec le Luxembourg, à m’y rendre régulièrement, à travailler avec des chorégraphes locaux, et c’est ainsi que le lien s’est construit.
La guerre en Syrie a dû être un traumatisme pour ta famille. Envisages-tu un jour de transposer ce conflit sur scène ?
Je n’aborde pas directement la guerre en Syrie sur scène ; tant d’artistes l’ont déjà fait ! Ce qui m’intéresse, c’est de montrer comment, en tant que Syriens, nous pensons, nous ressentons, indépendamment de la guerre en elle-même. Il y a tant de malentendus quant à notre façon de penser, quant à notre liberté et la manière dont nous envisageons la liberté. Cela m’a énormément frappé, quand je suis arrivé en Europe, alors que j’échangeais avec de nombreuses personnes. Je souhaite présenter sur scène une perspective venue du Moyen Orient. Et j’ai à cœur d’aborder des sujets comme la diversité, l’identité de genre, l’homosexualité. À travers mon travail, j’aspire à ouvrir un espace, une porte pour la discussion. Nous sommes bien plus que des personnes qui fuient une guerre. Nous appartenons à une communauté, à une société, et nous avons besoin de nous intégrer en comprenant la société d’accueil tout autant qu’en étant compris de cette dernière.
Saeed Hani, Out Of Range © Blackgate Media
Ta compagnie de danse, initialement établie en Allemagne, est depuis peu installée au Grand-Duché à présent. Quelles sont les raisons de ce récent transfert ?
Je suis encore nouveau en Europe, et beaucoup de choses, pour moi, dépendent des liens, du réseau. La relation avec le Luxembourg a été très fructueuse pour permettre à ma carrière de s’établir, d’autant que le Luxembourg se concentre sur la danse selon des orientations qui me paraissent très convaincantes. J’ai été très souvent invité au Luxembourg et très rapidement, c’est devenu pour moi un deuxième foyer, avec l’Allemagne. Je m’y suis senti très bien accueilli, très libre d’exprimer ma voix d’artiste.
En juin 2021, tu as présenté pour la première fois au Luxembourg Out of Range. Comment s’est passée ta collaboration avec Giovanni Zazzera. Qui faisait quoi ?
J’étais à Berlin et je contemplais, depuis la fenêtre d’un train, la diversité de la ville. J’étais impressionné par la manière dont les gens peuvent librement afficher leur individualité ; venant du Moyen Orient, c’était pour moi un spectacle inédit. Et très inspirant. Alors j’ai écrit une note d’intention sur ce thème de la diversité, et sur l’équilibre délicat entre l’individualité et la dynamique d’équipe ; comment fonctionner, en tant qu’individu, au sein d’un groupe, d’une société ? L’individualité est parfois dangereuse, lorsque tout tourne autour de soi, lorsque le Nous devient un Je. Mais cette note d’intention manquait d’altérité du fait que j’en étais le seul auteur. Si j’en avais tiré une création, je n’aurais fait qu’exprimer mon point de vue. Je voulais explorer et impliquer la perspective de l’Autre. Il fallait que la création soit le fruit du croisement entre deux esprits.
J’avais déjà travaillé auparavant avec Giovanni, en 2016. Bien que nous ayons beaucoup de points communs, nous divergeons dans notre manière de penser, dans nos avis sur l’art, sur la danse, nous dégageons des énergies très différentes… J’ai donc pensé que Giovanni serait idéal pour compléter mon point de vue. Je lui ai proposé ce projet, qui l’a intéressé, et nous avons commencé à nous rencontrer fréquemment pour en affiner la conception ; nous avons recruté les danseurs, nous avons porté tout le projet à deux. Le public a merveilleusement bien réagi. Malgré le COVID-19, la première a eu lieu dans un théâtre rempli – en accord avec les normes en vigueur – et les retours ont été excellents. Sur les réseaux sociaux, qui sont une très bonne manière de prendre la température, les gens faisaient de nombreux posts élogieux, et recommandaient d’aller voir la création. Lorsque nous avons présenté la pièce en Allemagne, c’était face à une salle comble de 250 personnes, pas un siège de libre !
Tu as dernièrement présenté The Blind Narcissist au Trois C-L : qu’est-ce qui t’intéresse en particulier dans la mythologie grecque ?
Je ne saurais dire exactement ce qui m’y intéresse, mais ce qui est sûr, c’est que la mythologie grecque me plaît, m’inspire énormément. Quand j’en lis, je ne m’intéresse pas à la provenance de ces récits. Quant au sujet du narcissisme, il est tellement d’actualité : nous sommes, partout, entourés de personnes narcissiques, nous avons tous, à un moment ou à un autre, croisé le chemin d’un narcissique dans nos vies. Sans parler du nombre croissant de narcissiques dans les sphères présidentielles – Poutine en constitue hélas un bien triste exemple.
Saeed Hani, Inlet © Pit Reding
Peux-tu me dire un mot au sujet du processus de création de cette pièce ?
Je voulais mener ce projet avec deux hommes, dont l’un constituerait le reflet de l’autre, avec tout un jeu d’illusion — de manière à brouiller les rôles, les statuts, afin qu’on ne sache pas, par moments, qui des deux est le pervers narcissique et qui est la victime. Car le pervers narcissique se voit lui-même comme une victime. Et je voulais laisser ouverte la possibilité pour le public de s’identifier à l’un ou à l’autre. Parfois certains plaignent surtout le pervers narcissique. Les débats qui ont suivi les performances étaient passionnants à cet égard. Nous avons montré la création en Italie, à Vicenza, et nous avons dû mettre un terme à la discussion tant elle était intarissable ! Je suis curieux de savoir comment le public réagira lors de la prochaine étape de la tournée au Mexique. J’ai développé cette création avec deux danseurs : l’un britannico-australien, Gabriel Lawton, et un Allemand, Robin Rohrmann. Outre les discussions, j’ai mobilisé pour le processus de création de nombreuses photos, peintures et livres, que je posais sur une table devant les danseurs, et nous travaillions à partir de là. La matière de The Blind Narcissist est une chorégraphie qui se répète elle-même, dans différentes situations, car une relation avec un pervers narcissique forme une boucle, qui vous fait toujours revenir au même point – j’ai lu énormément d’articles sur le fonctionnement des pervers narcissiques pour pouvoir déployer, dans le processus de création, ce qui peut se passer dans le cerveau d’un pervers narcissique.
La citation de Gandhi (« Notre capacité à atteindre l’unité dans la diversité constituera la beauté et le défi de notre civilisation ») est-elle juste un prétexte ou représente-t-elle une réelle influence pour toi ? Ressens-tu un besoin particulier de spiritualité ?
C’est une belle citation qu’on avait envie d’inclure. Je ne suis pas une personne très spirituelle. En tout cas je ne le suis plus trop. Même si dans mon travail, il y a beaucoup de spiritualité, qui vient de l’Église, dans la manière de se mouvoir, dans les formes, les mouvements. Mais je ne recherche pas consciemment la spiritualité à travers mon travail.
Dans le monde de la danse, y a-t-il des chorégraphes qui ont pour toi valeur d’exemplarité ou qui inspirent fortement ton travail ?
Oui, je pense notamment à deux chorégraphes que j’ai pu rencontrer : Dimitris Papaioannou et Sidi Larbi Cherkaoui, Je suis très inspiré aussi par Sasha Waltz. Tous trois travaillent avec le nu d’une façon qui m’éblouit. Papaioannou met en scène le nu dansant de telle sorte qu’on croit voir sur scène des dieux. Généralement, les gens associent le corps nu au sexe. C’est triste et réducteur, un corps est tellement plus que cela. C’est tellement beau, un corps. Le corps représente pour moi la beauté, la pureté, la vulnérabilité, la force, le pouvoir. Des mots qui ne viennent, hélas, généralement pas à l’esprit des gens pour parler du corps. À travers mon travail, j’essaie de montrer, de mettre en scène ces états du corps, sa dimension sacrée. Ce corps que la nature nous donne, nous nous devons de l’aimer, de le respecter, et ce de bien des manières.
Saeed Hani © Oliver Möller
Quel regard portes-tu sur la scène chorégraphique luxembourgeoise ?
La scène chorégraphique luxembourgeoise se développe très rapidement. J’apprécie énormément le travail qu’y effectuent mes confrères. Je suis très inspiré par l’originalité que chacun réussit à y déployer. La Banannefabrik est un lieu que j’adore et qui programme énormément d’événements en danse ; et je suis très admiratif du Trois C-L qui y est installé. Je me rends très régulièrement au rendez-vous chorégraphique mensuel qu’organise ce dernier, le 3 du Trois : c’est très stimulant de pouvoir ainsi suivre le travail de collègues. Cela me permet de réfléchir à ma propre pratique et de mieux la situer dans le paysage chorégraphique contemporain.
As-tu des liens avec des collègues luxembourgeois ?
Je connais pratiquement tous les chorégraphes luxembourgeois. Et je suis très activement ce qu’ils font – quand je suis au Luxembourg, je ne raterai pour rien au monde la pièce d’un collègue qui se joue !
Peux-tu me parler de tes prochains projets s’il te plaît ?
Je suis en train de créer une pièce, Wind in the Olive Grove, pour la Battery Dance Company, à New York, pour la prochaine saison d’hiver. Je m’inspire pour elle des peintures de Hans Hofmann et je passe en ce moment beaucoup de temps au musée pour voir ses œuvres. Je dois également entamer le travail sur un projet pour 2023, Inlet, avec trois danseurs. Je m’y interroge sur la violence, sur la place qu’occupent l’art et la culture pour l’humanité si on envisage les choses depuis une perspective longue. Je vais mener tout un processus de recherche chorégraphique aux Uferstudios, à Berlin. Inlet est soutenu par le Kultur | lx – Arts Council Luxembourg et il sera présenté à Trèves, à la Messehalle.
Et je réfléchis déjà au projet suivant, Khaos, pour 2023 ! Le projet sera mené aux Trois C-L ainsi qu’au Mierscher Kulturhaus. Et s’il est déjà prévu de présenter cette création au Luxembourg puis en Allemagne, je suis en discussion avec l’Italie pour une tournée à Vicenza également.
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