Le fabuleux destin de Jeremy Palluce

30 aoû. 2023
Le fabuleux destin de Jeremy Palluce

© Tom Jungbluth
Article en Français
Auteur: Godefroy Gordet

Jeremy Palluce se définit tel un artiste pluridisciplinaire s’inspirant de son environnement, l’histoire de l’art et la culture hiphop. Et à y regarder de plus près tout concorde, le natif du Grand-Duché, en parallèle d’un parcours académique très inspirant, a cumulé les expériences tout au long de son parcours pour revêtir des identités artistiques multiples, de graffeur, à artiste visuel, en passant par designer de mode. De l'Université Paul Valéry de Montpellier, spécialité Beaux-Arts, à l’obtention d’un Bachelor en Arts de l'Université des Sciences Appliquées Macromedia de Fribourg, pour poursuivre par un master en design de mode à la Haute École d'Art et de Design FHNW de Bâle, qu’il finalise en février 2023, Jeremy Palluce a suivi son instinct, guidé dans ses choix par ses envies et intérêts du moment, s’installant au présent, sans omettre l’idée que tout peut changer d’un moment à l’autre, justement. L’artiste luxembourgeois n’a de toute façon pas l’intention de se fixer, ni sur un seul et unique projet, ni sur un seul médium, et ce serait bien dommage, lui qui a brillé dans la création d’une collection de mode, exulté dans la conception d’une installation sonore, ou su faire jaillir le fourniment qui s’enfuit de ses doigts lorsqu’il peint… En bref, Jeremy Palluce est tout à la fois, artiste au maximum de ce qu’il est, peut-être, et sera, bientôt.

En février 2020 tu as 25 ans, et dans une interview accordée au média l’Essentiel, la journaliste Ana Martins te décrivait comme « artiste pluridisciplinaire, admiré par les jeunes du Luxembourg ». Qu’en est-il trois années plus tard ?

Je dirai que cela a beaucoup changé, en 2019 j’ai eu une grande « hype » à cause de ma marque de vêtements « Palazzoparano » et grâce à mon amitié avec Brooze. Durant ces trois dernières années, j’ai beaucoup évolué. Je suis devenu plus minimaliste. J’ai beaucoup étudié. Je suis devenu une version de moi-même plus forte, et je suis prêt à évoluer jusqu’à ma mort. En 2021 j’ai changé mon nom Instagram de « skobegram » en « jeremypalluce », et la hype a pris fin. Les jeunes ne veulent pas de Jeremy « l’artiste » mais Skobe, le designer de « Palazzoparano ». Pour ma carrière professionnelle, il m’était important de grandir et de vraiment me manifester en tant que Jeremy Palluce. La seule chose qui est restée la même, c’est l’amitié que j’entretiens avec Brooze, qui est encore aujourd’hui, en 2023 autour de moi, l’une de mes plus grandes inspirations.

Skobe né à tes 16 ans et devient ton alter-égo planqué dans la culture underground et urbaine du graffiti. Peux-tu nous parler de cette facette de ta personnalité artistique, là où tout a commencé ?

À 16 ans, j’étais étudiant au Lycée Technique des Arts et Métiers, en classe d’art. J’ai fait la connaissance de Pol Summer, alors dans ma classe. Il était à fond dans la scène Graffiti. Un jour il m’a motivé à aller à Hollerich pour essayer, et j’ai adoré ! Les années suivantes, j’ai développé cette passion pour le graffiti, et je me suis mis à en faire dans tous les coins du Luxembourg et dans d’autres villes en Europe. Aujourd’hui par respect envers des gens qui donnent toute leur vie pour cette culture, je ne me considère plus comme graffeur, mais ça a eu un impact sur mon évolution artistique et personnelle.

Du graffiti, médium que tu explores à tes 16 ans, adoubé dès lors du blase de « Skobe », tu te lances dans la mode avec « Palazzo Parano », ta première collection de vêtements, inspiré par des créateurs tels que Virgil Abloh – feu le directeur artistique de Louis Vuitton –. À l’époque encore, tu disais avoir le souhait, « d’organiser un défilé de mode au Mudam ». Que sont devenues tes ambitions de ce côté et quels sont les rêves survivants au temps ?

Cet headline m’a fait beaucoup de bien, la semaine après l’article une dizaine de boites et institutions m’ont demandé de faire un défilé chez eux, j’ai dit non. Peu après j’avais la chance de collaborer avec le Mudam, notamment avec Joel Valabrega et Caroline Hoffmann qui m’ont intégré dans la performance de Vasyarun, « Stay Here - You Are The Main Act », en tant que créateur de leurs costumes, utilisées durant les performances.

En effet, tu rentres au Mudam artistiquement en 2021, avec le collectif Vasya Run qui, pour l’exposition The Illusion of the End, avait occupé alors la Galerie Ouest du Mudam avec Stay here – you are the main act, « une performance conjugue texte, gestes, sons et costumes au sein d’une œuvre complexe et symbolique qui examine les subcultures urbaines à prédominance masculine et les angoisses éprouvées par la jeunesse ». Comment avais-tu alors abordé cette nouvelle dimension qui s’ouvrait à toi en tant que créateur de mode ?

C’était une expérience très enrichissante. C’était pour moi la première fois que j’avais plusieurs mois à travailler sur un projet. J’ai donc fait beaucoup de try out. J’ai essayé de vraiment représenter les thèmes des performances en intégrant une touche personnelle qui m’est propre. Encore aujourd’hui je suis fier de ce projet et c’était un plaisir de travailler avec une équipe si professionnelle.

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Aujourd’hui, tu as changé de carrure et tu te dis « artiste visuel ». Une stature validée par la Galerie 39 du Dudelange, pour laquelle tu exposes aux côtés de Jo Malano et Lenny Bucco sous le titre « Ästhetix », la Valerius Gallery qui te convie à son expo’ collective « YLA - young luxembourgish artists », et ce, jusqu’aux invitations récentes de la Galerie Schlassgoart qui t’offre carte blanche, et l’invitation de la commune de Lorentzweiler à participer à la 3e édition du projet artistique « Vérités dérangeantes ». À quel moment as-tu ressenti le besoin de prendre ce virage plus « muséal » dans ta carrière ?

C’était une évolution organique, les trois expositions nommées et quelques autres aussi étaient des invitations. En travaillant et en étudiant l’art et en me trouvant moi-même, la qualité de mon travail s’en est trouvée meilleure. Les curateurs.trices, galeristes et directeurs.trices artistique ont un œil sur la scène luxembourgeoise et voient qui y évolue et avec qui ils ou elles veulent collaborer. Pour moi, prendre un virage plus « muséal » veut dire devenir professionnel et ouvert à aller jusqu’au bout. Ce que je suis en train de faire. Ce besoin est surtout venu durant mes études.

In Luxembourg I'm famous

Dans sa mission de promouvoir l’art contemporain sous toutes ses formes et notamment la jeune création et les artistes émergents, la Galerie Schlassgoart t’a invité sur le mois de juillet à investir ses espaces. Bien conscient de l’opportunité que t’a offert la galerie eschoise, logée dans le Pavillon du Centenaire/ArcelorMittal, tu y fais une proposition « hors norme ». Peux-tu nous raconter cette exposition, les enjeux qui s’en sont dégagés et les retombées qui en ont découlée ?

En mai, j’ai reçu un appel de Nathalie Becker, curatrice de la Galerie Schlassgoart. Elle m’avait demandé si j’ai envie d’y faire deux expositions, une en juillet 2023, et une en 2024. Celle en 2024 sera en duo avec Pol Summer. Pour celle de juillet dernier, j’avais un peu plus d’un mois, donc pas trop de temps. J’ai réfléchi à la salle d’exposition, l’endroit où se situe la galerie, et le lien que j’entretiens avec lui. Le pavillon a été bâti par Arcelor Mittal ce qui a bien-sûr joué dans ma façon d’aborder les choses. J’avais la possibilité d’intégrer l’histoire de ma famille qui, comme beaucoup d’autres familles du sud du Luxembourg, ont un lien avec l’ancienne Arbed. J’ai intégré la voix de ma grand-mère comme l’idée phare du concept, et j’ai combiné trois générations : celle de mes grands-parents venus d’Italie pour travailler à l’Arbed, celle de mes parents comme seconde génération, un peu plus libre, et ma génération, faite de personnes ayant la chance de se poser des questions personnelles sur quoi faire de leur vie. J’ai aussi intégré des peintures et objets de Pol Summer pour montrer qu’il y aura une collaboration en 2024 dans cette même galerie.

© Tom Jungbluth
© Tom Jungbluth

« Je me considère comme artiste pluridisciplinaire, homme émotionnel agissant avec mon cœur et rarement avec ma tête, anticapitaliste vivant et travaillant dans les deux pays les plus riches au monde, qui mixent des espaces élitaires avec des cultures rebelles, des cultures anti et populaires en même temps ». Te considères-tu « provocant », comme on peut te décrire, ou simplement « critique », tel que ton travail paraît ?

Cet esprit provocateur dans mon travail vient surement de mes influences. Depuis des années, je suis inspiré par des artistes tels que Marcel Duchamp, Joseph Beuys, Piero Manzoni, Kanye West, Anne Imhof ou encore Freeze Corleone. J’adore les artistes qui sont libres et qui n’ont pas peur de s’exprimer, à leur manière, mème s’il y’a des gens qui s’en trouvent choqués. Pour moi, l’aspect critique rend une œuvre révélatrice. Je veux que mon art soit critiqué de façon constructive, pour enchainer dans une discussion qui permet de différencier l’art de la décoration.

En 2023, tu es accueilli sur la 3e édition du Störende Wahrheiten, dit, en français, « Vérités troublantes », un projet artistique dans l’espace public à l’initiative de la commune de Lorentzweiler. Sous la direction du curateur René Kockelkorn, aux côté des artistes Marc Pierrard, Elisabeth Schilling, Keong-A Song et le duo toitoi formé par Christian Frantzen et Roland Quetsch, vous vous êtes attardé avec incisive, sur les concepts que sont la propriété privée, la consommation, la pauvreté, l’injustice, ou encore le capitalisme et le communisme. De ces problématiques, tu fais naitre l’installation « Fontana Di Lussemburgo ». Peux-tu nous parler d’elle, et notamment sa construction mentale, comme physique ?

L’installation « Fontana Di Lussemburgo » est inspirée par la « Fontana di Trevi » à Rome. Des millions de gens la visitent pour jeter une pièce dedans et recevoir santé, joie, amour, etc. Je trouve que c’est une belle métaphore du capitalisme d’aujourd’hui, les gens dépensent leur argent pour des voitures, des maisons et des casquettes Gucci, pour être heureux temporairement, la joie pure par contre ne peut qu’être atteinte en dialogue avec soi-même, après des années de réflexion et de disputes corps et âme avec nous-mêmes. L’installation est un réservoir d’eau pour vaches que j’ai mis sur un grand socle, avec cette idée de mentalité de troupeau, élevé au rang d’œuvre d’art. J’ai utilisé le même diamètre que la fontaine de Su-Mei Tse, pour construire la base en pierre, et j’ai écrit le titre sur le socle, dans une typographie Helvetica, en couleurs luxembourgeoises.

Entre installation et performance – le jour du vernissage –, avec cette « Fontana Di Lussemburgo », tu t’éloignes fondamentalement des arts de la rue qui ont façonné ton identité d’artiste depuis tes débuts. De ce point de vue, ton approche artistique s’est-elle également trouvée changée pour la création de cette œuvre très spécifique, et quoi qu’il en soit, qu’elle est-elle dorénavant ?

Je crois que l’aspect « art de rue » est toujours présent, c’est ce qu’a montré la performance dans laquelle des jeunes squattent ensemble sur la fontaine, boivent de la bière et fument des joints tout en se posant la question de quoi faire de leur vie… Je me suis inspiré des habitudes qu’on avait étant plus jeune et encore maintenant, et j’ai intégré l’idée de la fontaine, dans laquelle ils ont fini par jeter des pièces, pour faire confiance au destin que la fontaine peut leur apporter. Durant la performance on entendait, en voix off, mon père lacé les phrases qu’un jeune entend au quotidien de la part de ses parents : « cherche un travail, achète un appart’, fait quelque chose de ta vie ».

Pour décrire ton cheminement de pensée dans la création de cette « fontaine à vœux », tu expliques que pour toi, « la propriété est une richesse mentale sous forme de rêves, de visions, d'amour et d'espoir ». Un débat qui pose les fondations d’un questionnement autour de ce qui nous rend réellement heureux. Toi personnellement, comment répondrais-tu à cette question subjective, à choix multiples, assurément ?

J’ai eu la chance de passer beaucoup de temps avec moi-même, et je me considère comme une personne extrêmement riche de rêves, de visions, d’amour et d’espoir. À mon avis, la plupart des gens sont trop influencés par des choses qui les font sortir de leur propre chemin. Tout le monde a besoin d’oser le chemin de soi-même, et doit faire des sacrifices pour vraiment trouver l’essence de sa propre vie, et ce chemin est infini.

Enfant terrible de l’art contemporain luxembourgeois, les professionnel.le.s te définissent tantôt « provocateur », tantôt, « sensible ». Avec les années, quelle forme a pris cette critique sociale que tu t’efforces de cultiver et qui fait corps avec ton travail artistique ?

Avec les années cette critique sociale et personnelle est devenue plus concrète, plus minimaliste, tout en étant plus forte. Mais je peux assurer que si les professionnel.le.s trouvent que ce que j’ai fait jusqu’à maintenant est provocateur, ils vont être choqué de ce qui vient. Je suis motivé comme jamais, jeune et ambitieux, prêt à montrer ma vision.

© Tom Jungbluth
© Tom Jungbluth

Enfin, comment te vois-tu dans l’avenir, des plans, des rêves ?

Dans l’avenir je me vois grandir mentalement. Je vois une grande qualité de travail. Je vois des collaborations avec d’autres artistes. Et je vois des expositions et projets de plus grand niveau. Mes plans cette année sont l’exposition avec Sijin Jung à Busan en Corée du Sud en septembre, et avec un peu de chance une participation au salon du CAL, en novembre. Mon rêve est que des institutions nationales et internationales me fassent confiance au point de me demander au moins un an à l’avance d’y présenter une exposition, avec un budget pour que je puisse travailler comme un fou sur un concept et d’y faire le meilleur projet possible, et cela partout dans le monde. Un autre rêve c’est de trouver et tomber amoureux de la femme de ma vie, une personne qui me soutienne et m’inspire. C’est pour moi la seule chose qu’il me manque. Une femme, outre ma mère et ma grand-mère, qui me montre qu’il y a une chose qui est plus importante que la vision et les rêves : l’amour, la plus grande force au monde et la solution à tous les problèmes.