03 mai. 2024Gilles Chanial, ou l'après-midi d'un (producteur) fauve
C’est à Differdange qu’il nous reçoit, au sein du studio de la société Les Films Fauves qu’il a fondée. Il est en tournage de Grand Ciel, le prochain film de Akihiro Hata dont il assure la production. À 48 ans, Gilles Chanial est bien connu dans la profession et compte déjà de nombreux films à son actif. Son histoire commence cependant de l’autre côté de la frontière, où il naît le 8 août 1976, à Lyon, là où les frères Lumière ont tourné leur premier film, Sortie d’usine, que l’on a pu récemment revoir au Casino Luxembourg lors de l’exposition Images at Work (3 février-28 avril 2024). Un signe de bon augure pour celui qui souhaite aujourd’hui promouvoir des films de qualité au Grand-Duché. Gilles l’espère en tout cas, à défaut de croire pleinement aux prophéties.
Originaire du quartier de la Croix-Rousse, où il a grandi, Gilles Chanial opte, étudiant, pour deux orientations a priori inconciliables, la physique des particules et la littérature. Un choix qui révèlerait un être écartelé, travaillé par des tendances contraires, s’il n’était capable à lui seul de les lier ensemble, dialectiquement. Ce qui est plutôt rare, avouons-le. La transversalité est d’ailleurs l’une des particularités des Films Fauves, dont le catalogue réunit sans distinction documentaires et fictions, tout en conciliant habilement les exigences du cinéma d’auteur et la vocation populaire des films de genre. C’est du côté du pôle littéraire que transparaissent toutefois les aspirations artistiques de celui qui n’était encore qu’un jeune homme. La littérature a fourni en effet un nombre incalculable de sujets de films, que la force de diffusion de l’industrie hollywoodienne aura servi à propager à travers le monde, répondant ainsi pleinement à sa fonction démocratique. Le choix de la littérature, pour Gilles Chanial, c’est donc, en quelque sorte, du « cinéma avant le cinéma ». Lequel cultive parallèlement une véritable passion cinéphilique, au point de se rendre régulièrement à des festivals internationaux en vue d’y glaner quelques raretés. Faisant preuve, là encore, d’un éclectisme certain, il admet volontiers avoir un « appétit général » pour le cinéma, une métaphore culinaire bien trouvée associant l’amour des films aux plaisirs de la chère, et ainsi de la vie. Féru de cinéma asiatique, depuis les grands maîtres japonais (Ozu, Mizoguchi) jusqu’aux illustres représentants du cinéma sud-coréen (Hong Sang-soo, Bong Joon-ho), dont il fut très tôt un spectateur attentif, il apprécie tout aussi bien la Nouvelle Vague, les films poétiques de Sergueï Paradjanov, que les baroques Italiens oscillant entre gialli et films d’épouvante — Mario Bava, Lucio Fulci, Dario Argento, Sergio Corbucci... tissu de références où se dessine, en creux, la ligne esthétique ainsi que la stratégie commerciale de la société Les Films Fauves. Avec l’avènement du Net, à la fin des années 1990, l’envie d’écrire sur le cinéma le saisit ; Gilles rédige régulièrement des critiques de films qu’il essaie de vendre à des magazines ou des blogs de cinéma. La passion du cinéma est donc bel et bien présente, ancrée, dévorante et décisive.
De là, la bifurcation professionnelle de Gilles Chanial, quittant le monde de la matière pour celui des images en mouvement. Une rencontre à Paris avec Pol Cruchten achèvera de le convaincre de s’engager dans cette voie nouvelle. Dès lors, il « plaque tout » pour rejoindre Red Lion, où il apprend le métier et se constitue peu à peu un réseau professionnel. C’est ainsi qu’il participe, dès 2010, à la production du documentaire We Might as well fail de Govinda Van Maele, son futur associé au sein des Films Fauves, puis de ses deux courts-métrages prometteurs en tant que producteur associé (En Dag am Fraien, 2010 ; You Go Ahead, 2012). Gilles est aussi producteur exécutif du documentaire de Pol Cruchten, Never Die Young (2013) et de Les Brigands (2013), co-réalisé par Pol Cruchten et Frank Hoffman. Ayant gravi tous les échelons, Gilles fonde, en 2014, sa propre société de production, Les Films Fauves, au côté de Govinda Van Maele et du réalisateur Jean-Louis Schuller. Leur objectif : produire des œuvres internationales ambitieuses, mais aussi des films empreints de particularismes luxembourgeois, dans lesquels les gens du pays pourraient se reconnaître. Présenté dans de grands festivals, Gutland (2017) en est à ce jour l’objet le plus accompli, mêlant paysages et langage du cru, avec Vicky Krieps en superstar. Son métier, Gilles Chanial le définit en une devise incarnée : « Un maximum de travail pour qu’il en paraisse le moins possible ». Méfiant à l’égard des figures tutélaires qui l’ont précédé (Darryl F. Zanuck par exemple, dont il a lu la biographie, ou encore Humbert Balsan), il admire des producteurs tels que Saïd Ben Saïd et Sylvie Pialat, et prend en exemple ses « ainés » au Luxembourg, à l’image de Samsa, la société dirigée par Jani Thiltges et Claude Waringo. Et revendique le fait d’appartenir à une génération de producteurs qui entend bien être au four et au moulin ! Présent sans pour autant s’immiscer dans le tournage, Gilles mise plutôt sur la confiance et la responsabilité du réalisateur. Il détaille sa journée-type, entre tâches bureaucratiques, comptabilité, prospection, calendrier des distributions en salles, tout en veillant au respect des délais impartis à chaque tournage. Il souligne aussi la difficulté de « maintenir une industrie cinématographique au Luxembourg, avec des œuvres de plus en plus fragilisées par des charges constamment en hausse et des financements qui se rétrécissent »…
Cela n’empêche pas Les Films Fauves de s’être récemment distingué par son engagement auprès de représentants parmi les plus importants de la scène contemporaine — Bertrand Mandico, Wang Bing, Rodrigo Moreno ou encore Payal Kapadia, dont il finance le premier long-métrage de fiction (All We Imagine as Light). Chacune de ces productions, insiste Gilles, constitue un « prototype », une façon de rappeler que les projets ne se ressemblent pas. Et qu’ils sont à chaque fois le résultat d’une rencontre inédite, comme d’une collaboration sur plusieurs années avec des tournages souvent interrompus par l’épreuve du confinement. Par le biais de Vincent Wang, il fait la connaissance de Wang Bing, l’un des plus grands documentaristes de notre époque, dont il découvre très tôt l'œuvre, dès la sortie de la fresque post-industrielle A l’ouest des rails (2002). Gilles se dit « honoré » de produire aujourd’hui les deux derniers volets de Jeunesse de Wang Bing, intitulés respectivement Hard times et Home coming, film bouleversant sur les petites mains du textile chinois dont le premier volet, Printemps, fut sélectionné en compétition à Cannes pour la Palme d’Or puis dévoilé lors de la dernière édition du Luxembourg Film Festival. Il en est de même pour Bertrand Mandico, auquel Gilles fait découvrir les possibilités fantasmagoriques de l’usine sidérurgique d’Esch-sur-Alzette. Il lui propose de mêler théâtre et œuvre futuriste. C’est le déclic. Il en naîtra le superbe Conann, réalisé avec les décors récupérés de la pièce de théâtre produite initialement au Théâtre des Amandiers (Nanterre) et dont l’esthétique baroque évoque, là encore, l’influence des maîtres italiens du genre (Bava, Argento) ou de Rainer Werner Fassbinder. C’est aussi par l’intermédiaire d’un ami qu'il rencontre enfin Rodrigo Moreno, dont Gilles vient de produire le dernier film, Los Delincuentes (2024), pseudo-film de braquage unanimement salué par la critique internationale.
Gilles Chanial se dit « optimiste », en dépit de la conjoncture actuelle. Il croit éperdument dans « l’avenir de la salle » et en une « politique de l’offre », à la nécessité de partager des « joies collectives » sous toutes les formes -cartes blanches, débats à l’issue d’une projection, curations autour d’un réalisateur, comme ce fut récemment le cas au Cercle Cité Luxembourg avec Wang Bing Memories. On lui demande s’il ne souhaiterait pas, un jour, passer à son tour derrière la caméra. Mais étant donné que chaque film lui prend « 5 à 6 ans » de sa vie, il n’en a guère le temps, il n’en a guère l’envie. Et nous rappelle qu’il est le père d’un petit garçon, Camille, né il y a quelques mois seulement. Comme quoi, il n’est pas (toujours) besoin d’aller au cinéma pour vivre un conte de fée.
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