Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 3/4

17 nov. 2022
Y a-t-il une culture (artistique) européenne ? 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

De l’unité politique à l’unité culturelle : la culture (artistique) européenne comme projet.

Dans la réalité géopolitique contemporaine, l’UE occupe une place singulière. C’est la première fois, dans la longue histoire du continent, qu’une partie importante des peuples qui y cohabitent et qui se sont affrontés à de multiples reprises, ont pris la décision de s’unir, et ce non pas par des moyens violents et par la contrainte, mais pacifiquement et librement, en gardant par ailleurs chacun un important domaine de souveraineté nationale. Non seulement l’adhésion à l’UE a été toujours une décision libre et démocratique des peuples, mais chaque membre peut aussi librement et démocratiquement révoquer cette adhésion (comme l’a montré le Brexit). L’UE n’est pas une union imposée par la force, mais un acte (ou plutôt un ensemble d’actes) de liberté. Ceci explique pourquoi elle ne peut se développer qu’en tant qu’union d’États démocratiques.

L’union culturelle européenne, telle qu’elle s’est formée et déformée au cours de plus de deux millénaires, avec ses bons et ses mauvais côtés, constitue sans conteste un présupposé historique de la conception de l’« Europe » mise en œuvre par le projet d’unification de l’Europe. En fait, la possibilité même d’un projet dans son principe même ne pouvait avoir de sens que parce qu’il pouvait s’appuyer sur la conscience de l’existence d’une histoire commune.

Mais au fil de son histoire, l’identité de cette communauté culturelle, a été, comme on l’a vu, protéenne et conflictuelle (plusieurs conceptions coexistant au même moment). La dynamique propre de l’évolution historique de l’Europe a été profondément marquée par ce que Reinhart Koselleck a appelé « la non-contemporanéité du contemporain » c’est-à-dire la coexistence d’identités correspondant à des « moments » culturels différents. Le cas de la révolution artistique romantique, produite dans le cadre d’une conception politique dont la visée du monde était restauratrice, a montré à quel point les effets d’une telle coexistence de mondes différents à un même moment historique peuvent être paradoxaux.

Par ailleurs une généalogie historique n’est pas nécessairement un fondement. Certes, le préambule du Traité de l’UE note que le projet européen s’inspire « des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l'égalité et l'État de droit », mais ces valeurs et principes ne constituent qu’une partie des éléments des identités historiquement constituées de l’Europe. D’ailleurs le Préambule fait aussi référence « à l'importance historique de la fin de la division du continent européen ». C’est même cette division, ou plutôt ses conséquences catastrophiques, inhumaines, qui furent considérées par les pères de l’Europe comme une des raisons de l’urgence d’un projet d’union.

S’il y eut au fil de cette histoire un domaine social et culturel pratiquant l’échange et le dialogue intra-européen, même dans les périodes les plus conflictuelles, ce fut bien celui des arts et de la créativité. Quelques exceptions mises à part, l’immense majorité des artistes, même aux périodes les plus sombres de l’histoire de l’Europe, ne perdirent jamais de vue que les arts étaient européens avant d’être nationaux. Même si chaque nation les déclinait à sa manière, les arts ont, dès l’antiquité déjà, toujours transcendé les divisions ethniques, politiques, étatiques, et même religieuses. Elles ont de tout temps constitué le domaine par excellence dans lequel l’esprit européen était chez soi.

Pourtant, le projet de l’UE ne naquit pas comme un projet d’union culturelle, mais comme un projet d’unité économique (zone de marché commun) et politique (harmonisation des politiques nationales). On connaît la boutade (peut-être apocryphe) attribuée à Jean Monnet : « Si c’était à refaire je commencerais par la culture ». De fait, il a fallu attendre le traité de Maastricht, et plus précisément le § 3 de sa version consolidée (2012), pour voir apparaître la culture et les arts parmi les champs relevant des compétences de l’Union : « Elle (= l’UE) respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen ».

 C’est cet article 3 de la version de 2012 du Traité qui a ouvert la possibilité d’actions propres de l’UE dans le domaine de la création et des arts. La traduction concrète de cette possibilité se trouve quant à elle consignée dans le « Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » datant de la même année. Le Titre XIII, qui s’intitule « Culture », indique dans le § 167 que l’ « Union contribue à l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun ». Il précise que l’« action de l'Union vise à encourager la coopération entre États membres et, si nécessaire, à appuyer et compléter leur action dans plusieurs domaines culturels » et notamment « dans les échanges culturels non commerciaux » et « dans la création artistique et littéraire y compris dans le secteur de l'audiovisuel. »

Creative Europe Media
Ill.5. Le soutien européen à certains secteurs culturels est plus ancien que la reconnaissance de la culture et de la création comme domaine spécifique de la construction européenne. Ainsi le cinéma est soutenu depuis plus de trente ans, mais vu comme une industrie européenne. 

Ainsi ce n’est que depuis 2014 que l’UE dispose d’une ligne budgétaire propre dans le domaine de la culture et peut soutenir, voire lancer de sa propre initiative, des actions visant au développement des diverses traditions créatrices et artistiques nationales, à la multiplication des échanges entre pays et au lancement de projets transnationaux. L’U.E. consacre ainsi depuis 2014 des sommes relativement importantes au secteur culturel et artistique, que ce soit dans leurs composantes patrimoniales ou dans le domaine des pratiques contemporaines. Le budget est d’ailleurs actuellement en forte croissance : par rapport à la période 2014-2020, où il était de 1, 4 milliards d’€ il est passé à 2,4 milliards d’€ pour la période 2020-2027, soit une progression de 67 %.

Mais l’Europe de l’U.E. n’est pas toute l’Europe. Il y a des peuples européens qui ne font pas partie de l’UE, alors même que leurs pratiques culturelles et notamment artistiques, à la fois dans leur histoire et actuellement, sont toutes aussi européennes que celles des pays qui en font partie. Or le projet de soutien à la culture et aux arts développé par l‘UE ne vaut évidemment que pour les pays membres. Par exemple la Suisse, dont la culture fait indéniablement partie de la culture européenne, est exclue des projets financés par l’U.E. puisqu’elle n’en est pas membre. La même chose vaut pour la Grande-Bretagne à la suite du Brexit. Des contrats d’association, en particulier avec la Suisse et la GB, permettent certes des échanges et l’intégration partielle dans des projets issus de l’U.E. mais ceci relève du chapitre des relations avec les pays tiers et non pas, du renforcement de l’unité culturelle de l’Europe délimitée par l’UE.

Il y a un autre risque qui n’est pas totalement à exclure. Il ne faudrait pas que le développement d’une culture artistique européenne ne renforce trop les tendances à l’ « entre-soi », fût-il paneuropéen, aux dépens des relations avec d’autres aires culturelles. L’époque contemporaine est celle des échanges globaux, y compris dans le domaine de la création. De manière plus générale on peut dire que l’horizon véritable de la création humaine est de nature anthropologique et transcende donc toutes les appartenances et identités. Un provincialisme européen serait sans doute aussi dommageable qu’un provincialisme national.

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