Pratiques artistiques et dialogue interculturel 4/4

11 fév. 2022
Pratiques artistiques et dialogue interculturel 4/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La mondialisation des arts : vers un dialogue culturel universel ?

L’hypothèse selon laquelle tout transfert artistique est de forme dialogique n’est en réalité qu’une généralisation de l’idée goethéenne d’une littérature mondiale (Weltliteratur), partageable au-delà de toute différence entre cultures, et du même coup universelle. Mais il est important de s’entendre sur la notion de « littérature universelle » ou d’« art universel ». En parlant de « Weltliteratur », Goethe ne s'intéressait pas à la littérature mondiale au sens de la totalité de toutes les littératures nationales, ni à la littérature à circulation mondiale, mais aux œuvres et aux écrivains « universels » dont les œuvres pouvaient faire sens pour tout être humain indépendamment de sa culture d’origine. Ce qui l'intéressait, c'était ce en quoi toute littérature locale (tout art local) est aussi littérature mondiale (art mondial), c'est-à-dire est capable d'atteindre l'universel dans et par l'individuel dans lequel elle (il) s'enracine. Ce qui lui importait c’était le pouvoir universalisant de la « poïesis », donc du « faire poétique (ou artistique) ». Le caractère mondialisé de l’art n’est dans cette perspective qu’une conséquence possible de la vocation universelle de tout art.

Ces derniers temps, l’« universalisme » est souvent accusé de n’être qu’un cache-misère de la domination exercée par l’« Occident » sur les autres cultures. La mondialisation des arts apparait alors comme un des aspects de cette entreprise de domination, n’étant au fond que l’expansion mondiale du monde de l’art occidental. La notion de « dialogue » ne participe-t-elle pas aussi de cette mise en scène visant à travestir ce qui est une lutte pour la domination ? Il n’y a pas de doute qu’au XIXe et au XXe siècle, l’universalité proclamée était de facto l’universalité des valeurs et des cultures occidentales, donc une universalité non-dialogique, et qu’elle était la plupart du temps imposée soit militairement, soit politiquement, soit économiquement. Mais tel ne fut pas le cas de l’universalisme goethéen. Et tel n’est pas non plus le cas, plus généralement, du dialogisme artistique comme tel. Par ailleurs, nous vivons actuellement dans un monde polycentré dans lequel l’Occident n’est plus qu’un pôle parmi d’autres. Bien sûr, cela n’a en rien changé le fait que dans les domaines de la mondialisation économique et politique, mais aussi artistique, ce sont les rapports de force qui continuent à jouer un rôle central. La volonté de domination est la part de noirceur de l’homme depuis la nuit des temps. Il serait d’autant plus malvenu de jeter le bébé avec l’eau : si l’humanité veut survivre, une véritable universalité dialogique semble être la seule issue. Or, les œuvres d’art sont des véhicules particulièrement adaptés pour développer ce dialogisme universel.

En effet, quelle que soit la culture dans laquelle nous avons été formés, nous sommes capables de dialoguer avec des œuvres provenant d’autres cultures. Cela ne veut pas dire que nous sommes capables de les comprendre toutes de façon également riche et pertinente : une partie de leurs potentialités est toujours culturellement spécifique et donc risque de nous échapper. C’est le cas en particulier des œuvres verbales : si nous ne maîtrisons pas la langue dans laquelle elles ont été écrites, nous devons avoir recours à la traduction. Cependant, la traduction, loin d’être un pis-aller est une incarnation canonique du dialogue interculturel, au sens où elle fait ce que fait tout dialogue artistique : réaliser une fusion d’horizons culturels différents (celui de la langue source et celui de la langue-cible).  Toute compréhension dialogique (même non verbale) est œuvre de traduction et de fusion d’horizons.

Par ailleurs, toute œuvre possède aussi des niveaux sur lesquels elle peut être activée directement par tout être humain. Cette inter-traductibilité de toutes les traditions artistiques qui découle directement de leur nature duelle, à la fois singulière et universelle a été interprétée philosophiquement et anthropologiquement de multiples manières. Mais elle n’a rien de mystérieux. D’une part, chaque œuvre d’art possède un contenu et une mise en œuvre de ce contenu qui lui sont spécifiques et irréductibles à celles de toute autre œuvre. En ce sens elle est toujours singulière. En même temps, les constituants de base des œuvres sont étonnamment récurrents à travers les cultures (et à travers l’histoire). C’est le cas au niveau des thèmes de base : la vie et la mort, l’amour et la haine, les conflits de pouvoir, le mal et le bien, et quelques autres. Il en va de même au des émotions représentées, évoquées et provoquées par les œuvres d’art. Elles représentent et ciblent pratiquement partout des émotions humaines de base qui sont universelles : la joie et la tristesse, l’amour et la haine, le courage et la peur, l’admiration et le mépris, l’espoir et le désespoir. Plus étonnant encore, la même universalité se retrouve en ce qui concerne les types de pratiques artistiques : toutes les cultures ont des formes d’art verbal, des arts de la musique et de la danse, des arts d’incarnation actantielle (souvent à fonction rituelle), et la plupart ont des sculptures et des représentations visuelles en deux dimensions, sans oublier les pratiques artistiques moins valorisées dans le système occidental des arts : arts du corps, bijoux, colliers, mobilier, etc. C’est cette tension entre l’universalité des thèmes, des émotions et des véhicules d’incarnation, et la diversité infinie des mises en œuvre qui explique la puissance dialogique des arts.

 

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La sculpture et la figure féminine : singularités des mises en œuvre et universalité du thème (de gauche à droite) Statue féminine Bassa (Afrique); Figure féminine médiévale (Pays-Bas) ; Boga Shakti (Inde  xiie – xiiie siècle).

Ce qui vaut pour la réception des œuvres d’art vaut encore bien plus pour les créateurs : un artiste est « chez lui » dans toute œuvre d’art, ce qui explique la liberté avec laquelle les diverses traditions créatrices se sont engagées de tout temps dans les défis posés par les transferts artistiques. L’art du Gandhara, dont j’ai déjà touché un mot, en constitue un cas exemplaire. En le qualifiant d’art gréco-indien on sous-estime en fait sa complexité. Il est issu d’un croisement qui ne se limite pas à la Grèce et l’Inde, mais dans lequel interviennent aussi l’art perse ainsi que les traditions artistiques d’Asie centrale (la dynastie des Kuṣāṇ, sous laquelle l’art de Gandhara a atteint son apogée, était originaire d’Asie centrale). L’élégance, le caractère aérien et la sérénité humaine dégagés par les Bouddhas et Boddhisattvas de Gandhara sont un effet direct de cette multiplicité des transferts que les artistes ont réussi à faire dialoguer à l’unisson dans une harmonie mystérieuse, susceptible de « parler » à tout spectateur, y compris contemporain.

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L’art syncrétique du Gandhara : (de haut en bas) Bouddha couché, 2e siècle ; Bouddha debout (détail), 2e-3e siècle. L’influence grecque apparaît particulièrement dans les « plis mouillés » des vêtements.  Le Bouddha debout doit sa frontalité à la tradition perse, mais celle-ci ne saurait expliquer la profondeur de la quiétude intérieure qui se dégage de son visage tout en finesse.

Alors quid de la mondialisation des arts ? Il faudrait être naïf pour nier qu’elle est le lieu d’âpres concurrences économiques et de multiples luttes pour la domination et qu’elle est de nature foncièrement inégalitaire. Mais elle crée aussi la scène sur laquelle peut s’établir un dialogue interculturel englobant toutes les cultures à égalité dans une vision universelle de l’humanité. Ainsi, paradoxalement, elle maintient ouvert l’espace d’un dialogue interculturel possible.

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