Pratiques artistiques et dialogue interculturel 1/4

01 fév. 2022
Pratiques artistiques et dialogue interculturel 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Les transferts culturels et leur importance dans l’évolution des sociétés

En 1999, année coïncidant avec le 250e anniversaire de la naissance de Goethe, le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboim et l’intellectuel Edward Saïd, d’origine palestinienne (mais enseignant aux États-Unis), fondèrent à Weimar un orchestre international réunissant de jeunes musiciens israéliens, palestiniens et des pays arabes environnant Israël. Ils lui donnèrent le nom d’Orchestre du Divan occidental-oriental, en hommage au recueil poétique de Goethe, publié en douze volumes entre 1819 et 1827. On peut considérer le West-östlicher Divan à la fois comme son testament poétique et comme une réaffirmation non seulement de sa conception universaliste de la littérature, mais aussi de sa foi inébranlable dans le dialogue des arts au-delà des frontières culturelles. En reprenant le titre de l’ouvrage de Goethe comme dénomination de leur orchestre, Barenboim et Saïd voulaient réaffirmer, dans un contexte on ne saurait plus agonistique (le conflit israélo-palestinien), cette vocation foncièrement dialogique des arts (dans le cas présent cas, la musique) et leur vocation universaliste.

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D. Barenboim dirigeant d’Orchestre du Divan occidental-oriental

En fait le dialogue artistique entre cultures n’est qu’une forme spécifique d’un phénomène plus général : le transfert culturel. Il y a transfert culturel dès lors qu’un trait (matériel ou symbolique) d’une culture donnée passe dans une autre culture. La nature de ce qui passe ainsi d’une culture à l’autre peut être des plus diverses : une invention technique, un ensemble de croyances ou de comportements, une mode vestimentaire, des compétences pratiques ou abstraites, mais aussi des œuvres d’art, des formes d’art, des techniques artistiques. Les modalités des transferts sont, selon les cas, très diverses : un transfert culturel peut avoir lieu à l’occasion d’un mélange de communautés (migration, mais aussi invasion, colonisation, etc.), il peut être voulu par la culture réceptrice ou imposé par la culture-source, il peut être ponctuel ou continu, limité ou global, asymétrique ou symétrique, etc.  

Les transferts culturels sont extrêmement nombreux : chaque fois que deux groupes humains jusque-là isolés l’un de l’autre entrent en contact et interagissent autrement que par l’extermination pure et simple d’un groupe par l’autre, une situation de transfert culturel, fût-il minimal, se met en place. Et si quelques rares communautés humaines ont connu des périodes plus ou moins longues de vie en autarcie, aucune société humaine ne s’est développée intégralement en autarcie tout au long de son histoire. Il n’existe pas de culture « pure », non métissée.

Les phénomènes de transfert culturel existent depuis l’aube des temps humains. Ainsi l’espèce homo sapiens a été façonnée en partie par des transferts culturels (et génétiques) avec d’autres espèces de la lignée homo. Lorsque nos ancêtres arrivèrent en Europe (d’après les datations génétiques les plus récentes cela remonterait à environ 40 ou 45 mille années), ils y rencontrèrent une autre espèce d’homo déjà établie, l’homme de Néandertal. Nous savons aujourd’hui que ce dernier, loin d’être une brute primitive, comme on le pensait longtemps, avait des compétences proches de celles d’homo sapiens et avait en particulier développé sa propre culture (y compris sans doute une culture d’ordre artistique). Nous savons aussi que les deux espèces, interfécondes, ont cohabité et se sont mélangées (notre patrimoine génétique contient des gènes néandertaliens). 

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Arbre généalogique de notre espèce (Homo sapiens) avec les flux génétiques qui l’ont irriguée.  Outre l’homme de Néandertal, une autre espèce, découverte en 2010 en Sibérie, l’homme de Denisova, a aussi directement contribué au génome humain.

L’inverse n’est pas vrai : un transfert ou brassage culturel peut avoir lieu indépendamment de tout brassage génétique. C’est évidemment le cas dans le monde contemporain. Saturée des médias, l’époque contemporaine réalise la plupart des transferts et des brassages culturels « à distance », c’est-à-dire par essaimage des traits concernés à travers des supports de communication mondialisés : livres, articles, journaux, supports audio, images fixes, images mouvantes sur support analogique ou digital, etc. Cette ubiquité des transferts de biens culturels sans contact effectif des populations concernées et sans communication « face-à-face » des individus a des conséquences importantes au niveau même de la logique des transferts et de leurs conséquences. Pourtant, les transferts culturels sans brassages populationnels ne sont pas une invention contemporaine. Certains des transferts culturels les plus importants dans l’histoire de l’humanité n’ont pas (ou seulement à la marge) été liés à des brassages génétiques. Ainsi durant la « révolution » néolithique, l’élevage et l’agriculture se répandirent de proche en proche depuis le Proche Orient à travers toute l’Europe par simple contact de voisinage sans brassage génétique (autre qu’occasionnel). On admet aujourd’hui que la « néolithisation » est partie de plusieurs foyers, indépendants du foyer proche-oriental : la Chine, les Amériques, l’Afrique et la Nouvelle-Guinée.

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La « Révolution » néolithique, ses foyers et ses diffusions.

Le fait que dès qu’il y a cohabitation entre deux populations il y a aussi échange culturel est dû au fait que les humains sont des êtres sociaux : même les sociétés les plus ségrégationnistes – la société esclavagiste des plantations américaines ou bien l’Afrique du Sud de l’apartheid – n’ont pu éviter toute « contagion » culturelle avec les communautés qu’elles tenaient dans un état de soumission radicale et avec lesquelles elles prétendaient ne rien avoir en commun. Le cas de l’Afrique du Sud est parlant. Dès le milieu XVIIe siècle, il y a eu dans la ville du Cap des échanges de culture musicale entre les colons hollandais, les Khoïkhoï et les esclaves (notamment d’origine asiatique). Les colons appréciaient les rythmes de la musique des Khoïkhoï et des esclaves, et ceux-ci « empruntaient » des instruments et des mélodies à la culture musicale des colons et y introduisirent des éléments de leurs propres traditions, notamment les rythmes complexes et les polyphonies. Ces synergies donnèrent naissance au début du XXe siècle à un jazz spécifiquement sud-africain, au développement duquel musiciens noirs et musiciens blancs contribuaient à égalité en formant des ensembles mixtes. Même après l’instauration officielle de l’apartheid en 1948, qui se traduisit par l’interdiction de tout échange musical entre musiciens noirs et musiciens blancs, le jazz sud-africain continua à être une pratique métissée. Le grand pianiste – blanc – Chris Mc Gregor était ainsi obligé de se noircir le visage pour tromper la vigilance de la police et pouvoir rejoindre ses collègues noirs dans le township. Ceci montre en passant que la signification idéologique et humaine du « blackface » dépend du contexte : coutume de moquerie méprisante à l’égard des Afro-Américains de la part des étudiants blancs des universités américaines, et à ce titre critiquée à juste titre, elle fut dans le cas de Mc Gregor au contraire l’expression de son refus de la politique raciale de l’apartheid.

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Le jazz sud-africain, un exemple de dialogue artistique interculturel : Chris McGregor.

 Il apparaît ainsi que les transferts culturels, loin d’être l’exception, sont la règle dans le développement de toutes les communautés humaines. L’ethnocentrisme est une tendance invétérée des sociétés humaines. Et pourtant ce sont les transferts entre sociétés, donc le franchissement des barrières ethnocentriques, qui, tout au long de l’histoire, ont été sans doute le facteur essentiel de la survie et du développement de ces mêmes sociétés.

Partie 2 à suivre.

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