Les arts sont-ils genrés ? 3/4

29 mar. 2022
Les arts sont-ils genrés ? 3/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Existe-t-il une créativité spécifiquement masculine et une créativité spécifiquement féminine ?

A la question de savoir si on peut parler d’une créativité spécifiquement féminine qui serait différente de la créativité masculine, de multiples réponses divergentes ont été apportées. De fait, sur la scène artistique actuelle, les positionnements des artistes femmes à l’égard de la relation entre leur identité sexuelle et les modalités de leur pratique artistique sont très diverses. Certaines pensent que tout art doit viser l’universalité (et non se mettre au service d’un programme sectoriel, fût-il féministe), d’autres, notant que les inégalités rendent très difficile l’accès des femmes aux pratiques artistiques, pensent que la prétention universelle de l’art exige précisément qu’on lutte pour l’égalité des artistes femmes, d’autres encore (telles les Guerilla Girls) font de leur pratique artistique une manière de participer à la lutte féministe pour l’égalité, d’autres enfin se proposent de promouvoir le développement  d’un art qui serait proprement féminin. 

On peut faire au moins un constat : certaines pratiques ou certains programmes artistiques ont, historiquement, un lien non trivial avec l’identité sexuelle masculine des artistes. La question des Guerilla Girls : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Met. Museum ? » pointe directement vers un genre d’art qui a été (est ?) de cet ordre : le nu, ou plus précisément le nu féminin. Ce dernier a occupé une place importante dans la peinture occidentale postérieure à la Renaissance (les Guerilla Girls se réfèrent de manière plus précise à l’époque moderne, mais leur pronostic vaut aussi déjà pour le XVIIIe et le XIXe siècle). Les femmes n’ont participé à son développement que comme modèles et « objets » représentés, puisqu’il a été jusqu’à la fin du XIXe siècle pratiqué uniquement par les peintres et sculpteurs de sexe masculin.

Il faut bien entendu distinguer entre le nu comme tel et la tradition plus récente du nu féminin en question ici. Le nu a été dès l‘antiquité un genre important dans la sculpture et la peinture occidentales, mais jusqu’à la Renaissance il était davantage masculin que féminin et avait des fonctions surtout mythologiques ou symboliques : pendant l’Antiquité il était utilisé pour signifier la perfection surhumaine des figures divines et héroïques ; au Moyen Âge il était pour l’essentiel associé à la représentation du péché originel ; et à la Renaissance, il exprimait la volonté de réactiver l’idéal de beauté (et de puissance) artistique de l’art antique.

Ill. 7

L’Apollon du Belvédère (copie romaine)

Ill. 7

Aphrodite, Pan et Éros (IIe siècle avant J.-Ch.). En Grèce seuls les dieux étaient représentés nus. Les déesses étaient montrées habillées, à l’exception d’Aphrodite.

Le nu féminin au sens proprement moderne du terme s’est développé surtout à partir de l’époque du baroque et du rococo. Il abandonne la dimension symbolique d’autrefois en faveur d’une dimension essentiellement mimétique : la volonté de représenter le corps féminin comme chair individualisée. Il s’est développé selon deux voies : une voie minoritaire de nature réaliste, qui aboutira entre autres à Bacon ou Freud, et qu’on retrouve chez l’artiste femme Jenny Saville, et une voie majoritaire que, faute de terme adéquat, on peut qualifier de « voyeuriste », et qui ne vise pas tant à traiter le corps féminin dans sa vérité charnelle qu’à en faire un objet de désir pour le regard masculin. D’où, par exemple la prédilection pour des dispositifs visuels voyeuristes (notamment chez Boucher), ou plus tard, dans le cadre de l’imagerie orientaliste, l’intérêt salace pour les nus féminins « exotiques ».

Ill. 8

François Boucher, L’Odalisque brune (1843). Le tableau est centré sur les fesses et les cuisses exhibées par la jeune femme et sur l’ambiguïté de son regard entre gêne et invite au regardeur, combinant ainsi exhibitionnisme et appel au voyeurisme.

Ill. 8

Édouard Manet, Le déjeuner sur l’herbe (1863). L’importance historique et artistique du Déjeuner sur l’herbe de Manet tient (entre autres) au fait qu’il propose une déconstruction du dispositif voyeuriste en introduisant les hommes habillés eux-mêmes dans le tableau et en tournant le regard de la femme nue et celui d’un des hommes directement vers le regardeur qui se trouve ainsi en situation de regardeur regardé.

Ce que qui est en cause dans cette tradition du nu féminin, ce n’est pas, comme le montre Le déjeuner sur l’herbe, le fait en soi que la femme y soit peinte par un homme, mais la conjonction du fait que l’immense majorité  des nus féminins peints durant les époques en question s’inscrivent dans une perspective « objectivante », que le nu masculin comme tel y est quasiment absent, et peut-être surtout, qu’aucun nu (féminin ou masculin) n’est l’œuvre d’une peintre femme, ni a fortiori ne représente un homme (ou une femme) nue sous le regard désirant d’une femme. Il y a ainsi une asymétrie telle qu’on peut difficilement nier l’existence d’un lien entre le nu féminin depuis, au moins, le XVIIIe siècle, et la relation inégalitaire entre les sexes.

Ce sont des cas comme celui-ci qui expliquent qu’on ait pu se poser la question de la nature « genrée » de la création artistique. La question fut débattue ardemment pendant les années 70 et 80 du siècle dernier, tout particulièrement en France. Dans le domaine de l’art littéraire la thèse d’un art spécifiquement féminin, ou plutôt d’une littérature spécifiquement féminine, fut développée notamment par la philosophe Luce Irigaray et l’écrivaine Hélène Cixous. Elles ont soutenu que la libération des femmes écrivaines nécessitait leur désengagement de la langue littéraire canonique, qui selon elles avait été élaborée par les (écrivains) hommes à partir de leur perspective propre, de nature phallocentrique, voire phallocratique (un biais se traduisant notamment par des styles puristes et ségrégationnistes, par des systèmes de normes rigides, ou par des intrigues narratives univoques, etc.). Leurs théories rencontrèrent un grand écho, notamment aux États-Unis, mais une partie du mouvement féministe leur reprocha de défendre une conception essentialiste des sexes. Pourtant leurs positions furent plus complexes. Ainsi chez Cixous la notion d’« écriture féminine » ne désignait pas une écriture ne pouvant être pratiquée que par les femmes. Selon elle certains écrivains hommes, tels James Joyce et Jean Genet, écrivaient eux aussi « au féminin ». Il ne s’agissait donc pas d’opposer les écrivains hommes aux écrivains femmes, mais de travailler à la naissance d’une littérature dans laquelle le féminin puisse être écrit et décrit à partir d’une perspective féminine, intérieure, et non pas objectivée à travers une perspective extérieure, masculine.                                               

On retrouve des positionnements présentant la même complexité chez des peintres, sculptrices, artistes de performance, musiciennes, etc. Ainsi Jenny Saville, connue pour ses nus monumentaux, a été inspirée à la fois par la lecture des théories féministes (dont celle de Luce Irigaray) et par les nus de Rubens, de Bacon et de Lucian Freud.

Ill. 9

Lucian Freud, Sunny Morning Eight Legs (1997).

Ill. 9

Jenny Saville, Branded (1992). Les mots inscrits sur le corps sont extraits d’un texte de Luce Irigaray.

Dans cette perspective l’enjeu de l’art pratiqué par les femmes ne serait pas nécessairement la création d’un art féminin « à côté » de l’art masculin, mais l’extension des potentialités proprement universelles de la créativité artistique, grâce à l’introduction des perspectives, des manières de faire, de voir, d’écouter, de sentir, etc. de l’autre moitié de l’humanité, jusqu’ici largement exclue de la dynamique artistique. Mais rien n’est écrit en art, et seul l’avenir dira quelles voies seront prises par les artistes femmes.

Partie 4 à suivre.