Les arts sont-ils genrés ? 2/4

23 mar. 2022
Les arts sont-ils genrés ? 2/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

La place des femmes dans les arts

Statistiquement, la différenciation genrée la plus importante, et de loin, est celle basée sur le sexe gonadique, donc la dichotomie hommes-femmes. Bien que la différenciation gonadique soit égalitaire (les deux sexes sont également importants pour la reproduction), son interprétation culturelle dans la plupart des sociétés en a fait une classification foncièrement inégalitaire. Cela vaut aussi pour les mondes de l’art, comme les artistes féministes des Guerilla Girls le montrèrent de manière éloquente dans une affiche célèbre (datée de 1989) : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Met. Museum ? Moins de 5% des artistes des sections d’art moderne sont des femmes, mais 85% des nus sont féminins ».

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Guerilla Girls, Affiche (1989).

Du point de vue démographique, le pourcentage de femmes et le pourcentage d’hommes oscille dans toutes les sociétés autour de 50 % (sauf circonstances exceptionnelles, telle une guerre décimant les adultes masculins).  Le fait qu’en 1989, dans les sections du Met. consacrées à l’art moderne (qui, au Met., débute en 1890 et mène jusqu’à aujourd’hui), il n’y avait que 5 % d’artistes féminins, donc 95% d’artistes hommes, n’était donc pas anodin. Le fait que cette situation soit encore actuellement la règle dans la plupart des musées, est plus significatif encore.

Comment expliquer cet écart énorme ? Il y eut une époque où on suggérait que la disproportion était due au simple fait que la plupart des grands artistes, y compris du passé récent, ont été des hommes. C’est une non-réponse, car elle se mord la queue : elle part de la thèse que les femmes sont sous-représentées dans les musées parce que leurs œuvres sont majoritairement inférieures à celles des hommes ; mais en même temps, la seule « preuve » de la qualité supérieure des œuvres dues à des hommes réside dans leur plus grande présence dans les musées. Or, dans les rares contextes socio-culturels du passé où de rares femmes ont eu la possibilité de déployer sans contraintes leur créativité artistique, elles se sont révélées d’aussi grands artistes que les hommes. Il suffit de penser à la poétesse Sapho, à Sei Shonagôn (965 - ?) et Murasaki Shikibu (?- 1001), créatrices de deux des œuvres inaugurales de la littérature japonaise, Les Notes de l’Oreiller de Sei Shonagôn (965 - ?) et Le Dit du Genji, aux peintres Artemisia Gentileschi ou Élisabeth Vigée Le Brun, ou encore aux compositrices Hildegard von Bingen (XIIe siècle) ou Maddalena Casulano (XVIe siècle) qui fut célébrée de son vivant, y compris par ses collègues masculins, comme « la muse et la sirène de notre âge. »

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Artemisia Gentileschi, Autoportrait en allégorie de la peinture (1638-1639).

En fait, la sous-représentation des femmes est due à la combinaison d’au moins deux causes qui n’ont rien à voir avec des différences de talent individuel mais sont d’ordre social. La première est que jusqu’à la fin du XIXe siècle il y a eu beaucoup moins de femmes que d’hommes qui pouvaient accéder au statut d’artiste, de musicien, d’écrivain, etc. Ainsi, si la littérature a été à partir du XVIIe siècle l’art dans lequel les femmes pouvaient le plus aisément acquérir une renommée, la littérature féminine n’en était pas moins très souvent déconsidérée parce qu’on la pensait limitée à des sujets relevant de la vie privée et de l’intimité familiale, ou moins « profonde » que son équivalent masculin.

En musique, à part Hildegard von Bingen, les compositrices sont pratiquement absentes des ouvrages consacrés à l’histoire de la composition pour les périodes précédant le XIXe siècle. Les seuls champs dans lesquels les femmes musiciennes pouvaient briller furent, surtout à partir du XVIIIe, celui du chant et celui de certains instruments solistes (essentiellement le clavecin et le piano). Les orchestres, eux, sont restés presque exclusivement masculins, y compris au XXe siècle, à tel point que dans les années 70 on dut introduire des auditions où les candidats et candidates étaient cachés par un rideau pour que le jury composé d’hommes ne soit pas influencé négativement par l’éventuel sexe féminin de tel ou tel interprète…  Quant à la fonction de chef d’orchestre, elle demeure encore aujourd’hui un quasi-monopole des hommes.

Dans le domaine de la peinture et de la sculpture il en allait de même. Pendant des siècles il était entendu qu’être peintre ou sculpteur était une affaire d’hommes. A part quelques exceptions, les femmes n’étaient impliquées que comme modèles et, bien entendu, comme sujets représentés. Certes, dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550), Vasari fait référence à plusieurs femmes peintres et il consacre même une de ses vies d’artiste à une sculptrice, Prosperzia de’ Rossi, en notant que « les femmes ont brillé dans toutes les sciences et tous les arts qu’elles ont voulu cultiver ». Mais la position de Vasari n’est guère représentative. En fait, trois des seules artistes femmes d’avant la fin du XIXe siècle à avoir réussi à intégrer l’histoire de l’art canonique sont Sophonisba Anguissola (1532-1625), Artemisia Gentileschi (1593-vers 1656) et Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842). Comme le rappelle Mary D. Sheriff, dans le cas de cette dernière, ce fut au prix de se voir qualifiée de « Grand Homme » plutôt que de « Grande Dame », ce qui montre bien à quel point le statut d’artiste majeur était considéré comme étant inséparable du sexe masculin (voir Mary D. Sheriff, « Pour l’histoire des femmes artistes : historiographie, politique et théorie », Perspective. Actualité en histoire de l’art, 1/2017, p. 91).

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Sophonisba Anguissola, Autoportrait (1610). Il s’agit du premier autoportrait avéré dans lequel un(e) artiste se représente  dans le grand âge.

La deuxième cause de la quasi-absence d’artistes femmes dans les arts est qu’avant la fin du XIXe siècle, même lorsqu’elles avaient accès aux métiers artistiques, leurs créations ne furent pratiquement jamais intégrées dans le canon officiel établi par la postérité. Par exemple, le fait qu’avant le XXe siècle on ne trouve pratiquement aucune femme compositrice ne signifie pas qu’il n’y en avait pas eu avant, mais que leurs noms et leurs œuvres avaient été « effacés » par la tradition. La base de données « Donne – Women in music » contient les noms de pas moins de 5000 compositrices ayant édité des partitions depuis le XVIe siècle ! Mais elles sont pratiquement toutes inconnues, parce que jamais jouées, ni analysées ni commentées, alors même qu’à l’instar de Maddalena Casulano, une partie d’entre elles jouissaient d’une grande réputation à l’époque de leur activité.

Il faut s’entendre sur la signification du constat. Le problème de l’inégalité entre hommes et femmes dans le domaine des arts ne réside pas dans le fait comme tel que les deux sexes ne soient pas représentés toujours dans les mondes des arts à hauteur exacte du pourcentage qui est le leur dans la population globale. C’est le fait que, quelle que soit l’époque considérée, y compris la nôtre, le groupe dominant est toujours le même, à savoir celui des artistes masculins. De ce fait, l’inégalité ne saurait l’expliquer par des inégalités contingentes de talent individuel, mais uniquement par des facteurs systémiques liés à un système social foncièrement inégalitaire limitant drastiquement les possibilités pour les femmes d’accéder aux mondes de l’art.

Partie 3 à suivre.

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