Les arts sont-ils genrés ? 1/4

21 mar. 2022
Les arts sont-ils genrés ? 1/4

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Sexe et genre

Il y a de multiples manières d’aborder la question des relations entre les arts et l’appartenance sexuelle ou « genrée » des artistes. Les réflexions que je présenterai ici ne sont qu’une modeste contribution à un débat compliqué, et elles n’ont pas la prétention d’être définitives ni exhaustives.

Il convient en un premier moment de s’accorder sur ce qu’on entend par sexe et par genre, car la manière dont on peut aborder la question formulée dans le titre de cette série dépend directement de la manière dont on définit les notions de « sexe » et de « genre ».

À la base, la distinction entre les deux notions est assez claire : le sexe décrit l’identité biologique d’un individu à sa naissance, alors que le genre définit son orientation sexuelle et plus généralement la manière dont il se situe par rapport au sexe que lui a assigné sa naissance. La définition du sexe biologique est généralement qualifiée de binaire, parce qu’on l’identifie à la reproduction sexuée qui, effectivement, exige la rencontre d’un gamète (masculin) et d’un ovule (féminin). L’identité genrée, en revanche, est plutôt considérée comme un ensemble pluriel de potentialités qui non seulement peuvent occuper des points différents sur l’axe qui va du masculin et féminin, mais encore peuvent se situer hors de cet axe en tant que tel.  

Cette façon de voir la différence entre sexe et genre explique pourquoi les sciences sociales ont tendance à les opposer et à accuser la définition biologique d’être essentialiste, réductionniste et « naturalisante ». La notion de « genre » aurait, dit-on, l’avantage de mettre l’accent sur le caractère non nécessairement binaire de l’identité genrée ainsi que sur son caractère socialement construit. A l’inverse, certains défenseurs de la conception biologique soutiennent que la nature ne connaît que deux sexes : le masculin et le féminin, et que par conséquent toute identité sexuée ce qui se situe hors de cette polarité hétérosexuelle est une « aberration ».

En réalité, les travaux des biologistes ont montré depuis longtemps que du côté de l’identité sexuelle biologique, les choses sont bien plus compliquées que ne le laisse entendre le binarisme fondé sur le seul critère de la reproduction. Certes, au niveau de l’identité sexuelle reproductrice, la catégorisation est binaire. Elle est en effet définie par le sexe gonadique, celui des chromosomes. Or, si on excepte certains cas rares de chromosomes sexuels atypiques, statistiquement négligeables, l’immense majorité des humains sont soit de sexe gonadique masculin soit de sexe gonadique féminin.

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Même le sexe gonadique, pourtant binaire, peut aboutir à six phénotypes sexuels différents.

Cependant le sexe gonadique est loin de déterminer à lui-seul la différenciation sexuelle biologique. Ainsi, au niveau des différencies morphologiques, physiologiques et comportementales, c’est le sexe hormonal qui joue le rôle le plus déterminant, et ce dès la vie fœtale. C’est en effet l’exposition au cours de la vie embryonnaire à la testostérone et à ses dérivés qui produit le phénotype masculin, alors que l’exposition à l’œstrogène (et l’absence d’activité de la testostérone) produit le phénotype féminin. Il suffit que l’action de la testostérone soit empêchée chez un fœtus portant le chromosome sexuel XY (donc masculin), pour qu’il développe un phénotype féminin (sans capacité reproductive). Après la naissance les choses deviennent encore plus complexes. Les individus des deux sexes gonadiques produisent alors à la fois, en quantités différentes, de la testostérone et des œstrogènes. Bien que chez les individus de sexe gonadique mâle ce soit la testostérone qui domine, et chez les individus de sexe gonadique les œstrogènes, le rapport entre les deux types d’hormones est très variable d’un individu à l’autre à l’intérieur de chacun des deux sexes gonadiques. Cette variance intragroupe très importante au niveau de l’identité sexuelle hormonale complexifie la polarité binaire intergroupe de l’identité sexuelle gonadique. Au niveau hormonal l’identité sexuelle biologique produit des différenciations continues avec de multiples phénomènes de « overlapping » comportemental entre les deux classes d’individus définis au niveau gonadique. 

Dans la mesure où l’identité sexuelle biologique combine un système binaire au niveau de l’identité reproductive avec une différenciation à multiples paliers au niveau de l’identité hormonale, elle laisse toute latitude à la culture pour élaborer des profils d’orientations sexuelles et d’identités genrées multiples. Bref, la biologie humaine ne « prescrit » nullement un système genré binaire, hétérosexuel. Aussi suffirait-il d’ajouter la lettre H (pour « hétérosexuel ») au regroupement LGBT, pour disposer d’un sigle résumant   tout à fait adéquatement l’entrelacement entre biologie et culture qui définit les orientations sexuelles et les identités genrées des individus humains : l’humanité est HLGBT. Certes dans toutes les cultures connues c’est l’orientation hétérosexuelle qui est statistiquement dominante. La raison en est qu’elle est indispensable à la reproduction des communautés humaines. Cela ne la rend pas plus « naturelle » que les orientations minoritaires, qui, elles aussi, ont un soubassement biologique (et donc « naturel ») combiné à de l’ingénierie sociale.

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Drapeau LGTB : la famille bariolée des sexes hormonaux.

Un art dans lequel l’entrelacement des contraintes biologiques et de l’ingénierie culturelle est particulièrement important est celui du chant, et plus précisément celui des tessitures, c’est-à-dire de l’amplitude de la voix. La hauteur ou la profondeur de la tessiture, et donc aussi de la voix chantée, est en effet directement hormonodépendante. Au moment de l’adolescence, ce sont les androgènes agissant sur le larynx des garçons et sur les cordes vocales qui provoquent la mue. La variation interindividuelle de ce processus donne naissance aux différentes voix chantées masculines : basse, bariton, ténor. Le même processus, mais moins intense, due à l’action des œstrogènes, abaisse la voix des filles et donne les différentes tessitures de la voix chantée féminine : alto, mezzo-soprano, soprano. L’apprentissage de l’art du chant exploite les possibilités ouvertes par la variation interindividuelle de cette activité hormonale. Il repousse notamment les limites basses et hautes des différentes voix, ce qui permet d’augmenter leur amplitude et de produire des chevauchements. Certains apprentissages sont particulièrement complexes. Par exemple, les voix masculines de contre-ténor et de haute-contre impliquent le recours à des techniques spécifiques, puisque pour les notes les plus hautes le chanteur doit passer de la voix de poitrine à la voix de tête sans brisure perceptible.

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Des hormones à l’art musical : les voix de chant.

Ainsi dans l’art de la voix, l’arrimage biologique de la sexuation, loin de limiter l’inventivité artistique à un développement binaire (masculin-féminin), permet le développement d’une pluralité de registres de voix qui fluidifient les frontières des identités genrées du chant et en multiplient les types. L’opéra notamment ne s’est jamais privé de mettre en œuvre des identités vocales ambiguës du point de vue sexuel et genré et de pratiquer des jeux de passage d’une identité genrée à une autre.

En résumé, ni l’inégalité homme-femme, ni la marginalisation des orientations sexuelles non binaires, qui même aujourd’hui encore constituent des obstacles au développement des créativités non masculines et/ou non hétérosexuelles, ne sauraient se prévaloir d’un fondement « naturel » : les inégalités, marginalisations et ségrégations sont culturelles. Ceci ne les rend pas pour autant moins « efficaces ».

Partie 2 à suivre.

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