01 aoû. 2022Les arts et la critique des œuvres 1/4
Expérience des œuvres d’art, appréciation et discours critique
D’une certaine manière, la dimension critique est un ingrédient constitutif de toute expérience d’une œuvre d’art quelles que soient les circonstances et les modalités spécifiques de sa réception. Même une œuvre qui est activée dans le cadre d’une fonction qui dépasse le cadre de l’expérience esthétique – par exemple un masque d’esprit qui opère dans le cadre d’un rituel, une peinture de la Vierge Marie qui a une fonction votive, un chant qui a une fonction de propagande – ne peut remplir cette fonction avec succès que si l’expérience que les récepteurs en font est conforme à la nature de l’œuvre et est vécue par eux comme satisfaisante. Cela tient au fait qu’une œuvre d’art n’est une œuvre d’art que lorsqu’elle est activée par un récepteur selon les modalités que permet sa nature - un texte littéraire est destiné à être lu, une pièce de musique à être écoutée, un tableau à être regardé, et ainsi de suite –, et que cette activation n’est réussie que si l’expérience à laquelle elle donne lieu est satisfaisante.
Comme les œuvres d’art s’adressent toutes à nos ressources attentionnelles et émotives, l’expérience que nous en avons ne sera considérée comme réussie que si elles réussissent à provoquer et à maintenir notre intérêt et que si elles sont émotivement gratifiantes. De ce fait, toute expérience d’une œuvre d’art comporte une dimension évaluative ou appréciative interne qui dépend du degré de satisfaction qu’elle procure. Ce degré de satisfaction peut fluctuer au cours de l’expérience, mais l’appréciation globale doit être positive pour que nous acceptions de considérer que l’expérience de l’œuvre a réussi à atteindre ce qu’elle était destinée à atteindre.
Cette dimension appréciative interne à l’expérience des œuvres ne donne pas nécessairement naissance à un acte de jugement explicite, ni à une verbalisation. Parfois elle se traduit uniquement au niveau de la dynamique de notre interaction avec l’œuvre. Par exemple, une séquence d’actes attentionnels satisfaisants se traduit en général par une intensification de notre effort attentionnel, alors qu’une séquence vécue comme non satisfaisante (soit parce que nous échouons à établir un lien significatif entre une suite de sollicitations attentionnelles, soit parce qu’au contraire nous ne nous sentons pas assez sollicités) se traduit généralement par une baisse de l’attention, voire par une rupture de l’interaction.
Ill. 1: L’ennui comme évaluation critique implicite …
Dans une conversation avec autrui portant sur l’œuvre, nous n’aurons cependant en général aucune difficulté à exprimer verbalement notre évaluation auparavant « silencieuse », ni à en indiquer la cause. A la question : « Est-ce que cette exposition, ce film, ce concert, etc., t’a plu ? » rares sont ceux (ou celles) qui hésitent longtemps avant de sortir un jugement qui, généralement, se veut sans appel : « J’ai adoré !», « Formidable ! », ou au contraire : « Je me suis mortellement ennuyé ! », « Nul ! ».
Notons que dans les deux cas la première des deux formulations d’adhésion ou de rejet juge l’expérience que l’œuvre nous a procurée alors que la seconde porte un jugement sur la qualité de l’œuvre elle-même. Cette objectivation de l’appréciation est un aspect central du discours critique. On peut donc dire que la critique artistique est un discours évaluatif traduisant une appréciation (positive ou négative) d’une œuvre d’art ou d’un ensemble d’œuvres d’art, et par extension d’un artiste ou d’un ensemble d’artistes, d’un genre artistique voire une forme d’art entière. Bien que du point de vue de sa cause proximale l’appréciation critique soit déterminée par la qualité de l’expérience vécue de l’œuvre par le critique qui l’évalue, en règle générale ce dernier en extrapole une évaluation de sa cause distale, à savoir telles ou telles propriétés de l’œuvre. Que ce jugement évaluatif de l’œuvre soit ultimement fondé sur l’expérience de l’œuvre est néanmoins implicitement, et dans bien des cas explicitement, présupposé par le discours critique. Il saurait difficilement en être autrement dès lors que, quelle que soit la fonction d’une œuvre d’art, elle ne peut la remplir que par l’intermédiaire de l’expérience (satisfaisante) que nous en faisons.
Il est important de distinguer la question du fondement « expérientiel » de la critique des œuvres d’art de celle du « subjectivisme » critique. Le fait que tout jugement critique soit ultimement fondé dans une expérience individuelle n’implique nullement que du même coup elle soit fatalement « subjectiviste ». En effet, le fait que la critique soit fondée sur une expérience directe de l’œuvre ne signifie pas que celle-ci ne puisse être qu’idiosyncrasique. Il est au contraire avéré que les différentes expériences humaines (individuelles) d’un même objet possèdent de nombreux traits communs. Cela est dû au fait que le fonctionnement de base de l’attention est d’ordre biologique, donc est commun à tous les humains. Par ailleurs, l’être humain étant un être social, il existe une superposition importante des croyances concernant les mêmes objets entre les membres d’une communauté donnée. Ceci est certes un facteur de différenciation entre communautés mais c’est un facteur d’unification entre individus appartenant à une même communauté. On devrait donc qualifier la position subjectiviste plutôt de position « solipsiste », car elle repose sur la thèse du caractère radicalement idiosyncrasique, et donc non partageable, de l’expérience des œuvres, et par conséquent aussi de leur évaluation. En fait, le subjectivisme critique n’est qu’une application locale de la thèse solipsiste générale qui affirme que toute expérience est de nature « privée », et donc non partageable.
Le fait que le discours critique soit une évaluation des œuvres plutôt que de leur expérience (par le critique), n’implique pas non plus la thèse inverse au subjectivisme, c’est-à-dire la thèse objectiviste selon laquelle la critique serait « objective », au sens où les prédicats évaluatifs utilisés renverraient à des propriétés de valeur des œuvres qui seraient « objectives » au même titre que le sont leurs traits objectaux (par exemple le fait que tel tableau à telles ou telles dimensions, utilise tels ou tels pigments, représente telle ou telle scène etc.). Pour que différentes évaluations individuelles puissent exprimer la même évaluation de l’œuvre il suffit d’admettre que non seulement les ressources attentionnelles des individus mais aussi leurs réactions hédoniques (positives ou négatives) se superposent significativement pour les mêmes propriétés objectales. Là encore on a toutes les raisons d’accepter cette hypothèse. D’une part, l’éthologie a montré que les réactions hédoniques de base des humains sont universaux. D’autre part, les sciences sociales ont montré que les réactions hédoniques complexes quant à elles sont en grande partie partagées par la plupart des individus d’une société donnée. Les désaccords entre cultures s’expliquent aisément par le fait que les œuvres d’art ont une importante dimension symbolique, donc culturelle, donc différente selon les sociétés. Quant aux différences d’évaluation à l’intérieur d’une société elles s’expliquent au moins en partie par le fait que les connaissances culturelles sont en général réparties de manière inégalitaire à l’intérieur d’une culture donnée et par le fait que les œuvres d’art sont des objets très complexes et que du même coup les calculs hédoniques appliqués à leur expérience ont tendance à varier selon les ressources cognitives mises en œuvre.
Partie 2 à suivre.
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