L’art est-il fini ?

04 avr. 2023
L’art est-il fini ?

Article en Français
Auteur: Jean-Marie Schaeffer

Avec la naissance récente de logiciels d’Intelligence Artificielle (IA) capables de générer « à la demande » des images (mimant des dessins, des peintures ou des photos), des vidéos, des pièces de musique ou des textes, un spectre est revenu hanter l’opinion publique et les médias : la mort, ou la fin, de l’art. En effet, dès lors que des algorithmes sont capables de générer des images, des musiques, des textes, l’art conçu comme entreprise proprement humaine n’est-il pas condamné à être une chose du passé ?

Ce spectre de la mort – ou de la fin – de l’art n’est pas nouveau. Son origine est connue : la thèse a été formulée pour la première fois par le philosophe G.W.F Hegel (1770-1833). Cependant, on le verra plus loin, elle avait chez lui une signification très spécifique qu’elle perdit dans sa transformation ultérieure en lieu commun utilisé pour se référer selon les contextes à des problèmes forts divers. Sa reprise actuelle en est un bon exemple. En effet ce qu’on craint dans le cas de l’IA ce n’est pas la mort ou la fin de l’art, mais la fin des artistes, qui, dit-on, seront remplacés par des algorithmes capables de créer, de façon autonome, le type d’œuvres autrefois créées par les artistes.

Cette angoisse du « grand remplacement » n’est pas sans rappeler celle provoquée au dix-neuvième siècle par l’invention de la photographie qui, pensa-t-on, allait sonner le glas des dessinateurs et des graveurs. Dans le cas de l’IA la thèse est certes plus radicale : ce sont potentiellement tous les arts qui sont censés être concernés. Le précédent de la photographie peut néanmoins nous donner matière à réflexion, puisque de fait qu’elle n’a pas remplacé le dessin, ni la gravure. Elle n’a même pas empêché l’invention et le triomphe d’au moins un art graphique « manuel » nouveau : la bande dessinée. En fait, alors même qu’au début on avait considéré qu’elle était une image produite « naturellement » par la lumière sans intervention de l’homme, elle finit par acquérir elle-même le statut d’une pratique artistique (nouvelle).

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La photographie comme image « naturelle ». En 1844, le photographe anglais William Henry Fox Talbot publia un ouvrage consacré à la défense des possibilités du medium nouveau, et intitulé de manière révélatrice The Pencil of Nature. Parmi les illustrations on trouve plusieurs natures mortes, telle la planche 6 « The open door », reproduite ci-dessus, censées montrer que le « crayon de la nature » était capable de créer des œuvres rivalisant avec les artistes humains.

Il n’est donc peut-être pas absurde de penser que les conséquences de l’Intelligence artificielle dans le domaine artistique seront elles-aussi sans doute plus diverses et complexes qu’on ne le craint. Ainsi, si les algorithmes numériques sont effectivement capables de générer des images mimant l’apparence d’une peinture ou d’un dessin, ils sont par nature incapables de créer de véritables peintures ou dessins, celles-ci étant indissociables de la matérialité spécifique de leur medium et de leurs outils, ainsi que de la fonction exécutrice de la main humaine.

La thèse avancée par G.F.W Hegel, et qui est à l’origine du topos de la fin de l’art, est bien plus radicale : c’est bien l’art comme tel qui est une chose du passé. D’ailleurs, pourrait-il argumenter s’il vivait aujourd’hui, le fait même que désormais les œuvres d’art peuvent être créées par des algorithmes n’est-il pas un indice que l’art véritable appartient au passé ?

Hegel pensait l’histoire culturelle humaine comme une dialectique entre un pôle spirituel et un pôle matériel, le premier étant appelé à « résorber » progressivement le deuxième en le spiritualisant (et en devenant ainsi lui-même plus concret, plus riche en contenu). L’art acquiert sa pleine agentivité anthropologique à un moment bien précis de ce développement téléologique : celui où la relation entre le spirituel et le matériel atteint un point d’équilibre provisoire. En effet, selon Hegel une œuvre d’art réussie est toujours une harmonie parfaite entre une intention et son expression matérielle. D’une part, le pôle matériel (par exemple la pierre travaillée par le sculpteur) incarne de manière parfaite le contenu spirituel, d’autre part ce dernier s’extériorise pleinement dans la matière sensible. Cependant ce moment de grâce, atteint dans l’art antique, ne dure pas, car le mouvement de spiritualisation continue à progresser vers l’intériorisation totale de la matière qui est atteinte dans le Savoir absolu philosophique, moment qui pour Hegel marque aussi la fin de l’histoire.

Il faut préciser que Hegel reconnaissait volontiers qu’il y avait encore des œuvres d’art à son époque et qu’il y en aurait encore dans l’avenir, mais il soutenait que ces œuvres ne pouvaient plus avoir de portée spirituelle et donc culturelle. Sa thèse implique en fait l’idée d’une décadence (irréversible) de l’art. Ce pessimisme culturel profond quant au rôle de l’art dans les sociétés modernes a joué un rôle matriciel pour les innombrables théories décadentistes qui, depuis les débuts du modernisme et jusqu’à aujourd’hui, décrètent la mort progressive de l’art « véritable », remplacé désormais par le divertissement, et y voient une conséquence inévitable et irréversible du développement des sociétés modernes et contemporaines.

A ces plaintes de la perte du « grand art », le philosophe et critique d’art américain Arthur Danto a opposé une hypothèse intéressante. Selon lui ce qui est mort ce n’est pas l’art, mais une certaine conception (philosophique) de l’art. Il inscrit la thèse hégélienne dans une longue histoire (qu’il fait remonter à Platon et à sa dénonciation de l’imitation picturale) d’assujettissement de l’art par la philosophie. La disqualification hégélienne de la fonction spirituelle et anthropologique de l’art à l’époque moderne n’est que l’ultime étape de cet assujettissement. Danto lisait ainsi le programme « puriste » du modernisme qui postulait que le but de tout art était de découvrir sa propre nécessité intérieure, comme une tentative de répondre à ce défi hégélien. L’implosion finale vers les années soixante du vingtième siècle de ce programme entre deux pôles, d’un côté l’art minimaliste qui réduisait l’art à son pôle matériel (l’œuvre d’art comme pure objectité), de l’autre l’art conceptuel qui le réduisait à son pôle spirituel (l’œuvre d’art comme pure idée) pouvait ainsi être interprétée comme étant la liquidation performative de la conception hégélienne de l’œuvre d’art comme harmonie entre matière et esprit.

Si cet échec a signé la mort de l’art assujetti à la philosophie, il a du même coup ouvert la voie à un art libéré de toute tutelle philosophique. Selon Danto, c’est le pop art qui a entamé cette libération : à travers son refus de toute frontière ontologique entre art et non art, entre grand art et art mineur, à travers son refus de s’inscrire dans une vision téléologique de l’histoire de l’art, ainsi que dans son pluralisme intégral, il a refermé la longue parenthèse de l’art lancé dans la quête philosophique de sa propre nature ou essence. L’art contemporain peut ainsi, selon Danto, se développer librement, sans direction historique prescrite ni essence propre prédéterminée, comme une pratique sociale contingente au milieu d’autres pratiques sociales contingentes, au sein d’une histoire elle aussi contingente.

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Le Torse du Belvédère (1er siècle) que Hegel considérait comme la plus belle sculpture de l’antiquité, et donc de la sculpture tout court (car la sculpture antique constitue selon lui la réalisation de la nature même de la sculpture).
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Andy Warhol, Brillo Boxes (1964), Philadelphia Museum of Art, une des œuvres utilisées par Arthur Danto pour montrer que l’art était désormais sorti de l’assujettissement philosophique qui lui avait imposé ses contenus, ses formes canoniques, ses chefs d’œuvre, son histoire et son eschatologie.  

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