La pensée visuelle ou la force des images 2/2

31 aoû. 2022
La pensée visuelle ou la force des images 2/2

Article en Français
Auteur: Guylaine Hanus

Partie 2

Dans la première partie de notre article sur la pensée visuelle, nous avons exploré les grands fondements de ce mouvement, qui a fait des émules avec de nombreuses disciplines sous-jacentes dont la prise de notes visuelle, la cartographie visuelle, la l’infographie ou encore la facilitation graphique…petite immersion en eaux luxembourgeoises avec une professionnelle du domaine qui se décrit comme une « penseuse visuelle » passionnée par son métier. Installée au Luxembourg depuis 5 ans, le pays qui l’a vue naître, Vanina Gallo nous partage sa vision de la pensée visuelle et ses projets. L’interview, c’est par ici…

 

Tout d’abord, merci Vanina de nous partager ton vécu et d’apporter ton éclairage à ce sujet aussi vaste que passionnant. Pour commencer, on parle souvent de la facilitation graphique, qui est en fait une pratique parmi dautres, issue du courant de la pensée visuelle. Concrètement, la pensée visuelle, cest quoi ? Quelles sont les principales pratiques issues de cette mouvance ?

La pensée visuelle (visual thinking) repose sur un traitement visuel de l’information et regroupe une multitude de pratiques. Son but : faciliter la réflexion, l’intégration et la prise de décision. Selon le fameux adage « une image vaut mille mots », elle sert une compréhension et une mémorisation plus complète et immédiate. En bénéficier, c’est renforcer l’attention, l’engagement, la collaboration… La pratiquer, c’est favoriser une écoute active en agitant mains et connexions neuronales. Le tout stimule la créativité.

Pour transformer les mots en images et les rendre tangibles, le penseur visuel agit simultanément en vue de : structurer et hiérarchiser le contenu sémantique (par les mots essentiels mis en valeur) ; renforcer l’ancrage (en faisant appel aux symboles ou aux images, facilement reconnaissables) ; dérouler, codifier le chemin réflexif et ses flux (par l’usage de schémas, de modèles…) ; jouer des synchronicités et associations (se fier à son imagination et intelligence) ; faire corps avec le groupe… Car la main du penseur visuel devient celle, invisible, du groupe. Les différents usages de la pensée visuelle se nomment : prise de notes visuelles (sketchnote, doodling), carte mentale (mind mapping), cartographie (visual mapping), facilitation graphique (graphic recording, scribing), data visualisation…

Telle que je la développe, cette expression figurative et dynamique sert une vision davantage synthétique, intuitive et poétique des choses, en s’appuyant sur le ressenti, en prenant des raccourcis, en taillant dans le vif et en invoquant la magie des associations involontaires.

Facilitation graphique pour le Luxembourg Open Innovation Club (LOIC) de la House of Stratups. Le LOIC propose régulièrement des présentations sur des thématiques spécifiques : ici, le thème était « Business Model Résilience & Innovation Framework ». (deux extraits). Crédit image : Vanina Gallo

Qui es-tu et quand a débuté ton histoire avec la facilitation graphique ?

Mon parcours est issu de deux compétences : le dessin et l’accompagnement. J’ai exercé la première dès mon plus jeune âge, puis en tant que graphiste, après mon diplôme de l’ESAG à Paris, en créant affiches, éditions, catalogues et identités visuelles pour des artistes, des institutions et des grandes entreprises. L’accompagnement est venu plus tard, après une thérapie personnelle, en me formant à la Psychosynthèse, une école de psychologie humaniste et intégrative. C’est en 2007 que j’ai rencontré la facilitation graphique grâce à un ami consultant, Pierre Goirand, fraîchement revenu des États-Unis où il avait découvert cette pratique. Il cherchait une facilitatrice graphique en France et m’a proposé d’essayer. J’ai adoré l’énergie qui se dégageait de ces interventions et, tandis que je commençais à déployer le coaching, c’est la facilitation graphique qui a pris de l’ampleur.

Dans cette pratique, l’image est au cœur de l’accompagnement. Elle est toujours reliée au moment présent, prise dans l’énergie de ce qui est en train de se vivre. Je l’utilise dans le coaching avec la visualisation et l’évocation des qualités innées (je me sers souvent des dieux et déesses grecs comme modèles d’inspiration) ; je la déploie en représentant le contenu cognitif, émotionnel ou symbolique des réunions et séminaires que je facilite. C’est ainsi que j’ai publié Penser en Images en 2017 et L’oracle des dieux & déesses grecs en 2020.

Le livre Penser en images comporte 232 pages pour initier à la prise de notes visuelles. Édité par Mango en 2017 et épuisé, il sera disponible prochainement au format numérique.

Crédit photo : Vanina Gallo

Comment la pensée visuelle est-elle mobilisée par les acteurs du domaine culturel ? Peux-tu citer lun de tes projets qui sest inscrit dans ce cadre ?

J’ai eu l’occasion d’initier une équipe de RFI (Radio France International) au sketchnote lors d’un team building : je leur ai montré comment utiliser le dessin pour organiser leurs missions, accompagner leurs réflexions, illustrer leurs thématiques… Ensuite, j’ai facilité un séminaire consacré à leur projet « Écouter le monde ». Ce projet diffuse des « cartes postales » sonores, où sons et paroles s’entremêlent, donnant à ressentir la personnalité, la culture, l’imaginaire d’un lieu. Il recense également, via leur site internet, les sons du monde, échos du quotidien et de l’humanité qui s’y reflète. Ce fut une exaltante expérience, que de lier ces deux sens auxquels tout le groupe était sensible, le visuel et le sonore.

Facilitation graphique du séminaire « Écouter le monde », un projet porté par RFI et d’autres acteurs internationaux. (extraits)

Image 1 : introduction. Image 2 : présentation de Bruxelles nous appartient – Brussel behoort ons toe, partenaire belge du projet. Image 3 : imaginer le site internet à venir.

Crédit image : Vanina Gallo

Quels sont tes sujets de prédilection et auprès de quels types dacteurs interviens-tu ?

J’ai récemment travaillé à l’édition de deux ouvrages que j’ai mis en page et illustré avec des sketchnotes : L’entreprise, cet organisme vivant de Pierre Cacoub et M&A for good de Élodie Le Gendre. Ces projets m’ont captivée parce qu’ils émanaient de deux entrepreneurs indépendants et engagés, portés par une vision humaniste et « aimante » de leur expertise. Grâce à leur confiance, j’ai pu me dévouer entièrement, en jonglant avec mes différentes compétences (conseil stratégique, conception graphique, illustration, conseil rédactionnel et copywriting…) pour harmoniser fond et forme. Si le point de départ est toujours visuel – chaque dessin est d’abord esquissé en présence de l’auteur, au moment où il m’explique ses idées –, c’est l’échange, la relation, qui constituent le fondement de la coopération. C’est ainsi que j’accompagne également la création d’une identité visuelle : je conçois en présence du client pour qu’il puisse voir les choses prendre forme et interagir en temps réel. Nos deux inconscients s’accordent et se mettent en résonance. Le résultat est parfois inattendu, toujours vrai et aligné.

Sketchnotes pour illustrer le livre L’entreprise, cet organisme vivant. Essai sur un leadership éveillé de Pierre Cacoub. Conseil auprès des dirigeants depuis plus de trente ans, Pierre Cacoub a également fondé et dirigé sa propre société de conseil. Pour ce livre, qui fut une véritable aventure collective, il s’est entouré de l’équipe du Loft : Donovan Hawker, Abdu Gnaba, William Lebedel et Bruno du Teilleul. (extrait)

Crédit image : Vanina Gallo

 

 

Sketchnotes pour illustrer le livre M&A for good. Remettre l’humain au cœur de la finance de Élodie Le Gendre, sorti à l’occasion des quinze ans de sa société Sevenstones. (extrait). Crédit image : Vanina Gallo

Crédit image : Vanina Gallo

 

As-tu le sentiment que le métier de la facilitation graphique est devenu beaucoup plus populaire au Luxembourg, et en général?

VG : Le métier de facilitateur graphique est en plein essor. Plus le monde se complexifie, plus il nécessite une interface qui le simplifie ou le rende davantage accessible. Les grandes entreprises internationales, initiées à l’agilité, en ont fait leur cheval de bataille, les institutions européennes aussi. Au niveau local, alors qu’une majorité de facilitateurs viennent de France ou de Belgique, c’est la langue qui détermine son déploiement : pour travailler en luxembourgeois, il faut pouvoir le comprendre et l’écrire facilement.

C’est grâce à la formation que la pratique se diffuse, avec beaucoup de succès et auprès d’un public varié. Au sein de l’IFEN, j’ai pu former des enseignants, très enthousiastes à l’idée de soutenir et diversifier l’apprentissage avec des modèles visuels. Quel meilleur public que les enseignants et les élèves pour promouvoir la pensée visuelle ?

Facilitation graphique pour la ville de Mersch, à l’occasion d’un atelier collaboratif, animé par Mediation, pour réfléchir à la communication locale avec ses habitants. (extrait). Crédit image : Vanina Gallo

La crise du covid19 ta-t-elle amenée à changer dorientation dans lexercice de ta discipline et pourquoi?

Une crise extérieure vient souvent résonner avec une crise intérieure. En revenant au Luxembourg, il y a cinq ans – j’y suis née et y ai grandi, puis j’ai vécu trente ans à Paris –, j’avais un grand besoin de retour aux sources et de nature. La crise n’a fait que renforcer ce mouvement. Je m’attache aujourd’hui davantage à ce qui m’entoure directement : créer du lien et agir au niveau local, revenir au corps et au geste, faire avec mes mains, passer davantage de temps à l’air frais… C’est pourquoi je prends un immense plaisir à travailler bénévolement chez Terra, une coopérative agricole nichée à deux pas de chez moi. Je me suis aussi remise à peindre par désir, pour me challenger et savourer le temps, la concentration nécessaires. J’ai la conviction que ce sont ces activités annexes qui nourrissent mon travail. Ainsi, mon rapport au temps a changé et je respecte le rythme propre à chaque projet. Car, ne dit-on pas : « Ça ne sert à rien de tirer sur une fleur pour qu’elle pousse plus vite. »

 

Une peinture, « Iris », et un dessin au crayon, « Pivoine » : Vanina Gallo peint ces fleurs d’après un livre qui décode leurs pouvoirs et langage. Selon Vanina « se plonger dans leur énergie en les peignant, c’est révéler la beauté des forces dont elles nous imprègnent. » Chaque fleur est accompagnée d’un texte personnel et poétique, destiné à la personne à qui l’œuvre s’adresse.

Crédit image : Vanina Gallo

 

Quel est pour toi le facilitateur graphique ou graphiste incontournable, ta source dinspiration?

Mes inspirations du moment ne sont pas issues de la facilitation ou du design graphique. La première inspiration est la peintre Georgia O’Keeffe. C’est elle qui me ramène au monde végétal, minéral, et me pousse actuellement à trouver ma propre façon de peindre des fleurs, en explorant le mystère de leurs formes (comment pétales et feuilles se déploient, se courbent, s’entremêlent les unes aux autres…) pour mieux ressentir et traduire leur énergie, vérité et beauté.

La deuxième est Hildegard von Bingen, une religieuse mystique du XIIe siècle, compositrice et femme de lettres… Cette femme aux mille talents a écrit et illustré son Liber Scivias Codex (« Sache quelles sont les voies du Seigneur ») dans lequel elle y consigne et décrit ses nombreuses visions, notamment à l’aide d’illustrations. Celles-ci apparaissent à mes yeux comme des sketchnotes de l’époque.

 

Hildegard von Bingen,

Von der Gliederung des Leibes – Vierte Schau

Source, Stadt Bingen

https://www.bingen.de/hildegard/hildegards-sicht-auf-die-schoepfung

 

 

Dans le cadre d’une identité visuelle, Vanina Gallo s’est inspirée du végétal pour schématiser une méthode de management agile qui procède d’une démarche « organique ». (travail en cours).

Crédit image : Vanina Gallo

 

Quel est ton prochain projet ?

Mon prochain projet consiste à faire évoluer l’identité visuelle de Sevenstones, une « boutique » de M&A (fusion-acquisition) à l’esprit humain, vivant, chaleureux, décalé… Mon rôle est de mettre en œuvre le territoire sémantique, métaphorique et visuel qui illustrera cette stratégie de marque singulière. Pour ma cliente, je suis la « gardienne » de l’authenticité entre le fond et la forme. Car si « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » (selon Victor Hugo), pour l’entreprise, le fond, c’est le sens, et la forme incarne cette vérité du sens.

Ma posture, aujourd’hui, est donc celle d’une partenaire et co-productrice d’objets graphiques, artistiques ou poétiques, où les mots et les images se marient à une finalité assumée, où le beau s’associe au vrai. Le coaching et le transfert de savoirs s’intègrent dans ces projets pour en valider la stratégie et soutenir mes clients à aller au bout de leur démarche. En aidant à mettre en œuvre ces projets, en vérifiant leur cohérence et en les façonnant, je contribue à matérialiser un immatériel qui fait sens pour mon client et moi-même.