12 nov. 2021Industries culturelles et NFT : entre révolution numérique et incertitude juridique 2/2
Si jusqu’ici les NFT liés à l’art ont constitué la face la plus visible de cette technologie, les jetons non-fongibles ouvrent des perspectives aux industries culturelles au sens large. Vecteurs d’une proximité réinventée entre les publics et les créateurs, ils offrent l’opportunité de faire connaitre les traditions, l’histoire, le patrimoine et de les inscrire dans la mémoire collective. Comment ?
En permettant au public de s’approprier les œuvres, souvent de manière ludique. C’est ce précepte du play to learn qui ouvre le champ des possibles. Ceci n’est pas sans rappeler l’industrie culturelle des jeux vidéo, qui a un potentiel exponentiel pour les NFT. Exemple à l’appui, le studio Sky Mavis propose dans son jeu Axie Infinity – évalué à quelques 3 milliards de dollars – d’acquérir des créatures uniques. Chaque petit monstre est un objet numérique adossé à la blockchain Ethereum, qui prend de la valeur lorsqu’un joueur s’occupe bien de lui et l’élève dans les meilleures conditions… et qui peut se revendre contre plusieurs dizaines de milliers d’euros pièce sur une place de marché dédiée.
Ce précepte, aussi connu sous le nom de gamification, peut très bien s’appliquer au domaine muséal : revenons sur une initiative du Musée National de Liverpool appelée « Crypto Connection ». Développée par la chercheuse Frances Liddell, elle est le résultat d'un séminaire qui a réuni de nombreux participants au cours duquel chacun a présenté un objet personnel et choisi un artefact de la collection du musée avec lequel un lien particulier avait été établi. Par la suite, chaque pièce de la collection a été transformée en NFT et livrée aux participants, devenant ainsi leur propriété. L'expérience a donné lieu à de nombreuses réflexions appliquées au milieu muséal. La question centrale était celle de l’interaction entre les personnes et les œuvres : si nous possédons un tel jeton (associé à une expérience donnée avec l’œuvre), avons-nous un sentiment décuplé de propriété d'un objet ?
Cette question ouvre un autre champ des possibles aux acteurs culturels, notamment si l’on pense à la mobilisation des publics par le NFT, dans le cadre de collectes de fonds à finalité caritative ou de financement participatif servant à promouvoir des collectifs d’artistes émergents, sans intermédiaires.
On peut ainsi imaginer toutes sortes de déclinaisons de NFT qui permettraient de faire le lien entre notamment les plus jeunes générations et la culture et le patrimoine ; par exemple, les traditions ou mythes luxembourgeois. Il est ainsi plaisant d’imaginer les Millenials collectionner les avatars numériques de Mélusine, Rénert, Sigefroi ou bien encore des cartes numériques à l’effigie des Péckvillercher… plutôt que des cartes Pokémons, CryptoKitties ou Panini.
Une accessibilité encore relative
Pour autant, le marché des NFT est encore loin d’être simple d’accès techniquement parlant et la génération d’œuvres au format de jeton non-fongible ne s’est pas encore pleinement démocratisée en raison de cette relative complexité. Et pour cause, on ne produit pas un NFT si facilement… pour commencer, un créateur qui veut générer son NFT a besoin d’un cryptowallet, comprenez par là un portefeuille virtuel qui permet d’utiliser des cryptomonnaies.
La tokenisation, c’est-à-dire l’enregistrement dans la blockchain d’une copie du fichier destiné à être vendu, est la prochaine étape avant la vente. Cette création puis vente du NFT est facilitée par de nombreux sites qui sont aussi des places de marché, tels qu’OpenSea, Mintable, Nifty Gateway et Rarible. Ce processus est parfois payant et la liste d’attente est parfois longue.
Le NFT à l’épreuve du droit
Parmi les formes populaires de NFT, on retrouve des images jpeg, des GIFs, des tweets, des podcasts, des vidéos, des MP3 etc. Toute création de l’esprit, ayant un caractère original, pourrait dans l’absolu être tokenisée. Cela peut paraître fou, mais même les lignes que vous lisez pourraient devenir un NFT. Vous vous dites qu’il est peut-être aberrant de payer pour posséder quelques mots visibles et copiables de tous sur Internet, mais pourtant, le marché semble dire le contraire. Pour illustrer cet engouement en faveur des NFT, citons l’incroyable histoire du tout premier tweet de Jack Dorsey, fondateur de Twitter, qui s’est arraché aux enchères au prix de 2,9 millions de dollars en tant que NFT.
Le format NFT semble donc très profitable aux artistes, mais en réalité ce mécanisme est à double tranchant… notamment en termes de propriété intellectuelle. Les NFT font émerger un risque de contrefaçon important : celui de voir une œuvre au format NFT existant en un nombre d’exemplaires très limités, voire uniques, être détournée et republiée de nombreuses fois sans le consentement du véritable auteur.
Justement, les derniers mois, de nombreux artistes se sont vus confrontés à l’appropriation de leurs œuvres, copiées puis transformées en NFT. Même si en principe, un NFT peut être détruit et les droits retransférés à son auteur originel, cela soulève une autre question : l’irréversibilité de la tokenisation d’une œuvre. Attention donc aux plateformes de vente aux enchères peu fiables, qui ne demandent aucune preuve de la propriété originelle de l’œuvre. Enfin, la question des conflits de droit international liés aux smart contracts qui sous-tendent ces plateformes de vente aux enchères, notamment celles situées en dehors de l’Union Européenne, est aussi à soulever.
Autre aspect juridique épineux, cette fois du côté de l’acquéreur d’un NFT. Les acheteurs possèdent un NFT à caractère unique qui les rend, en théorie, propriétaires légitimes de l’œuvre dite « authentique ». Pour autant cette affirmation est à nuancer.
En tant qu’acheteur de NFT, il faut garder à l’esprit le fait que, par défaut, le créateur reste titulaire des droits d’auteurs sur son œuvre, sauf si dispositions contractuelles précises intégrées au sein d’un NFT par exemple. Le collectionneur se porte acquéreur du NFT, c’est-à-dire d’une reproduction de l’œuvre située au sein de la blockchain. Il n’est pas, par défaut, détenteur de l’œuvre elle-même ni des droits d’auteur qui s’y rattachent. Souvent, il détient un simple droit de jouissance de la reproduction de l’œuvre associée au NFT, à condition que l’usage qu’il en fasse se limite à des finalités personnelles. Il peut ainsi par exemple exposer l’œuvre dans son crypto-portefeuille.
Le vendeur, quant à lui, reste propriétaire de son œuvre et des droits s’y rattachant. Ainsi, la mise en vente d’un NFT n’empêche pas que la même œuvre, l’original, soit simultanément exploitée à titre commercial. C’est le cas de l’œuvre de Beeple vendue récemment pour 69,3 millions de dollars qui ne confère à son acheteur quasiment aucun droit… si ce n’est d’être propriétaire d’un jpeg unique.
Détail d'un collage de l'artiste américain Beeple, vendu 69,3 millions de dollars en mars 2021. Source : Christie’s
Prenons encore l’exemple tout simple d'un MP3 vendu en tant que NFT qui ne confère aucun droit particulier sinon le plaisir d’écoute et la revente à titre non-commercial (à profit éventuellement) du jeton numérique. La musique est la même que celle du MP3 ordinaire. L’artiste qui a créé le NFT voit sa valeur culturelle augmenter soudainement… pourtant un esprit terre-à-terre pourrait être tenté de dire que l’acheteur possède « du vent ». Encore une fois, l'élément clé ici est la valeur symbolique, sentimentale ou encore sociale associée au NFT pour les collectionneurs, et qui vient augmenter la valeur intrinsèque de la création artistique.
A retenir
Pour conclure, ce mouvement NFT, très polarisé par le cryptoart, fait parler de lui car il questionne les principes de propriété intellectuelle : n’importe quelle œuvre numérique peut être utilisée puisque c’est le code qui lui est associé qui porte la valeur et non le fichier en lui-même. Si les NFT ne sont pas nouveaux, ils pourraient faire évoluer les mentalités, en incitant de nouveaux investisseurs à structurer un marché numérique culturel qui a encore besoin de trouver son modèle économique. Générer des revenus sans avoir à produire de biens physiques est une des possibilités de modélisation. On voit ainsi apparaître de véritables galeries d’art en ligne voire même des musées virtuels qui mettent en avant ces jetons pour les acheteurs, ce qui vient challenger les acteurs habituels du marché, déjà bousculés par les effets de la crise Covid-19.
Reste à savoir si, dans le cas précis de l’art numérique, le principal critère retenu par ces nouvelles communautés d’investisseurs sera la qualité artistique ou la valeur culturelle des œuvres numériques en question et non pas leur rareté sur le marché, le risque étant in fine l’explosion d’une bulle spéculative. Pour l’heure, les primo-acquéreurs comme les vendeurs d’œuvres numériques de type NFT auraient intérêt à ne pas surestimer leur force d’authentification et de certification, face aux risques juridiques potentiels.
En effet, on a pu voir des reproductions d’œuvres prestigieuses être échangées en NFT, ce qui a pu interroger au sujet du respect du droit d’auteur. L’engouement autour des cryptomonnaies inquiète aussi au regard de son impact environnemental. Quant aux institutions culturelles, notamment les musées, celles-ci auront sans doute besoin de plus de recul sur le marché des NFT, avant de décider si et comment les intégrer durablement à leur stratégie. Comme pour beaucoup de bulles digitales, c’est souvent après leur éclatement que les usages se sédimentent… un phénomène à suivre donc.
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